La paix contre la haine : Anatole France, un cri d'alerte toujours actuel
Dans l’ombre de notre époque incertaine, où les bruits de guerre résonnent à nouveau aux portes de l’Europe et d’ailleurs, il est nécessaire de revenir à ceux qui, bien avant nous, ont su dénoncer l’absurdité des conflits et les véritables raisons qui les sous-tendent. La lettre d’Anatole France, publiée dans L’Humanité du 18 juillet 1922, est de celles qui traversent le temps avec une lucidité implacable.
« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. » Cette phrase cingle comme une vérité intemporelle. Elle résume l’analyse implacable d’Anatole France sur la Première Guerre mondiale, un conflit qu’il décrit comme une guerre fomentée et prolongée par des intérêts économiques et industriels. En s’appuyant sur Les Hauts Fourneaux de Michel Corday, il démontre comment les grandes puissances financières ont fait de l’Europe un champ de bataille non par nécessité, mais par calcul. Les maîtres de l’heure ne sont pas les généraux ou les dirigeants, mais ceux qui possèdent « des usines, des banques, des journaux » et qui orchestrent le récit national en fonction de leurs profits.
Cette dénonciation trouve un écho saisissant dans notre monde actuel. Les guerres d’aujourd’hui, qu’elles se déroulent en Ukraine, au Moyen-Orient ou en Afrique, sont-elles vraiment guidées par des idéaux patriotiques, ou ne sont-elles que des prolongements modernes de ces jeux d’intérêts ? Les fabricants d’armes, les multinationales de l’énergie, les cartels financiers ne sont-ils pas les véritables stratèges de ces conflits ?
La fabrication de la haine
Anatole France met aussi en garde contre un autre poison des guerres modernes : la fabrication de la haine. Il souligne avec acuité comment les médias ont instrumentalisé les ressentiments populaires pour légitimer le conflit. Cette analyse fait écho aux travaux d'Arthur Ponsonby, auteur de Falsehood in War-Time, qui démontre comment la propagande et les mensonges d'État ont été utilisés pour manipuler l'opinion publique et justifier les guerres. Cette observation est terriblement actuelle. La diabolisation de l’ennemi, la simplification outrancière des conflits, l’émotion brute relayée sans recul critique : tout concourt à déshumaniser l’adversaire et à empêcher toute réflexion sur les causes réelles des tensions. Ce que France décrit en 1922, nous le vivons aujourd’hui avec une intensité encore plus virulente, amplifiée par les algorithmes des réseaux sociaux et la rapidité des chaînes d’information en continu.
Dans le numéro La Paix de la revue Diplômées (n°282-283), publié par La Route de la Soie - Éditions, cette question est réinterrogée à travers des prismes philosophiques et géopolitiques. Comment construire une paix durable quand les logiques dominantes reposent sur l’entretien permanent de conflits ? Peut-on encore penser une fraternité entre les peuples dans un monde où les intérêts privés dictent la politique internationale ?
Être bons Européens, être bons citoyens du monde
Anatole France appelait ses contemporains à une prise de conscience : « Notre salut c’est d’être bons Européens. Hors de là, tout est ruine et misère. » Cette phrase, qui résonnait comme une exhortation à construire une Europe unie et pacifique après la Première Guerre mondiale, doit aujourd’hui être repensée à l’échelle mondiale.
Être de bons Européens, c’est refuser la logique des blocs, de la confrontation permanente, du choc des civilisations. C’est comprendre que la paix ne peut être une injonction unilatérale mais qu’elle se construit dans la justice, dans la réciprocité et le respect des souverainetés. À l’heure où l’Europe elle-même est instrumentalisée dans des stratégies de tension, l’appel de France prend une dimension nouvelle : notre survie ne dépend pas de la domination d’un camp sur un autre, mais de la capacité à rompre avec les logiques mortifères de l’affrontement économique et militaire.
Défendre la paix à l’heure du chaos
Aujourd’hui, alors que le monde s’enfonce dans une polarisation extrême et que le bruit des armes couvre trop souvent la voix de la raison, relire Anatole France est un acte de résistance intellectuelle. Son appel à la lucidité face aux intérêts financiers qui sous-tendent les guerres, sa dénonciation du rôle des médias dans la fabrication de la haine, et son plaidoyer pour une paix fondée sur la coopération entre les peuples doivent être repris avec force.
Défendre la paix aujourd’hui, c’est refuser d’être dupe des récits de guerre simplistes. C’est rappeler que derrière chaque conflit, il y a toujours des forces invisibles qui en tirent profit. C’est redonner une voix à ceux qui, au lieu de prêcher la haine, cherchent à comprendre, à dialoguer, à construire.
Dans ce monde où le chaos semble l’emporter, il est urgent de se rappeler que la paix ne se décrète pas, elle se défend. Comme le disait Emmanuel Kant dans Vers la paix perpétuelle : « La paix ne saurait être conclue comme un simple traité entre États, elle doit être instaurée comme un ordre juridique universel. » Et pour cela, rien ne vaut le retour aux grandes consciences, celles qui, comme Anatole France, savaient déjà, il y a un siècle, que la guerre n’est qu’un commerce et que la vraie patrie, c’est l’humanité.