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  • Bioutifoul Kompany : l’éveil brutal dans le théâtre-monde du faux

    « L’entreprise n’est plus ce qu’elle était : c’est une religion, une armée, un théâtre, un système d’endoctrinement. Et peut-être un suicide collectif. »

    Ce n’est pas un roman, ni un pamphlet. Ce n’est pas une fable, ni une dystopie. C’est un miroir. Un miroir déformant, cruel, ironique, mais fidèle. Bioutifoul Kompany est un livre-monde. Un cri. Une mise à plat du monde tel qu’il fonctionne — ou plutôt dysfonctionne — sous les habits policés de la modernité capitaliste.

    Frédéric Vissense s’attaque à ce qu’il nomme la « Compagnie Universelle d’Innovation » : un monstre tentaculaire, à la fois start-up de l’absurde, multinationale vorace, laboratoire de marketing totalitaire et fabrique d’aliénation de masse. Mais derrière cette parodie de société, c’est bien la nôtre qui est mise en scène, disséquée, exposée. Sans filtre. Sans anesthésie.

    Une langue de la dissection

    Le livre surprend d’abord par son langage. Déroutant, hybride, il mêle jargon managérial, lexique poétique, néologismes frappants et phrases-tranchantes comme des slogans. Chaque mot est choisi, pesé, dynamité. Car ici, le langage est politique. Il devient l’arme du faux, le masque du réel, le piège dans lequel nous tombons tous — consommateurs, travailleurs, rêveurs. L’auteur démonte ces mots qui nous gouvernent : « transversalité », « innovation », « disruption », « excellence »… autant de mantras creux, de faux-semblants. La langue de l’entreprise est une novlangue. Et ce livre est sa traduction critique.

    Philosophie du simulacre

    Il y a du Guy Debord dans ces pages, du Jean Baudrillard aussi. L’entreprise n’est pas seulement un lieu de travail : elle est devenue le centre d’un système de croyances. Bioutifoul Kompany le dit avec une précision chirurgicale : le management est un culte. On ne cherche plus la vérité, mais la conformité. La pensée est remplacée par l’adhésion. Le salarié devient « collabor’acteur », le doute devient « zone de non-performance », l’éthique est réduite à des chartes qui servent à se laver les mains.

    Frédéric Vissense interroge ainsi, en profondeur, la métaphysique du capitalisme contemporain. Ce n’est plus le profit qui le définit, mais l’organisation de l’illusion. Une illusion qui structure nos désirs, nos relations, nos imaginaires. Une illusion qui colonise même nos révoltes — prévisibles, recyclables, managées.

    Une esthétique de la chute

    Le livre est construit comme une descente. On pénètre dans un univers de plus en plus absurde, cynique, violent. Une sorte de Comédie inhumaine où les figures qui peuplent la Kompany sont à la fois grotesques et effrayantes. DRH spectrales, coachs toxiques, ingénieurs déshumanisés, poètes corporate, responsables de l'inutile. À chaque page, un portrait, un mécanisme, une absurdité.

    Mais l’humour est là, toujours. Noir, grinçant, salvateur. C’est l’humour comme résistance. L’humour comme philosophie. Celui qui permet de regarder en face la laideur du monde sans sombrer. Celui qui, paradoxalement, nous rend plus lucides.

    Un appel à sortir du faux

    Ce qui rend ce livre si fort, ce n’est pas seulement sa charge critique. C’est son invitation. Sa main tendue. Car derrière la satire, il y a une question : que faire ? Comment réapprendre à penser ? À sentir ? À être, tout simplement ? Comment sortir du théâtre du faux pour redevenir acteur de sa propre vie ?

    Bioutifoul Kompany n’apporte pas de solutions. Il fait mieux : il rouvre les yeux. Il brise les slogans. Il rend à chacun sa propre interrogation. Il est ce moment rare où la littérature rejoint la philosophie pour questionner le monde à la racine.

    Et cela, aujourd’hui, est une forme de résistance.

    Bioutifoul Kompany, Frédéric Vissense, La Route de la Soie - Éditions, livre, roman, littérature,


  • L’art du vent et de la mémoire – marcher avec Zhao Lihong

    “Peu importe l’obscurité de la nuit, chaque matin un nouveau soleil se lèvera.” — Zhao Lihong

    Il est des livres qui ne se lisent pas, mais qui s’habitent. Les murmures du vent & des souvenirs de Zhao Lihong est de ceux-là. Il ne cherche pas à convaincre, à séduire, à déclamer. Il cherche simplement à dire. À dire ce qui reste quand tout s’efface. À dire les bruissements du monde, ceux que l’industrialisation de l’esprit a fini par faire taire. Ce livre n’est pas un roman, ni un journal, ni une simple autobiographie. C’est une respiration.

    Je l’ai traduit les yeux brûlants, le cœur battant, en marchant sur les fils invisibles qui relient l’homme à la terre, l’intime à l’universel. Chaque idéogramme de Zhao Lihong m’appelait comme un grain de riz en sursis, comme une goutte de rosée suspendue à l’aube d’un monde possible. Il m’a fallu des jours et des nuits, une attention presque animale, pour laisser la poésie me traverser, sans la trahir. Le travail de traduction n’était plus une tâche : c’était un compagnonnage. Un soin mutuel. Un toucher-touchant comme l’appelait Merleau-Ponty.

    Un livre-racine

    Zhao Lihong est, à mes yeux, l’un des plus grands écrivains vivants. Parce qu’il ne cherche pas la grandeur. Parce qu’il reste debout dans le vent, les pieds dans la boue, les yeux ouverts sur les détails infimes qui font notre humanité. Parce qu’il ose la douceur comme résistance. Il n’y a chez lui ni posture, ni grandiloquence, ni leçon. Juste une exigence absolue : celle de regarder.

    Ses textes sont peuplés de roseaux, de pies, de rizières, de souvenirs de l’île de Chongming, de la lumière du lac Tai, d’arbres noyés, d’oiseaux blessés, de lampes à huile vacillantes, de mains abîmées par le travail. Et pourtant, tout cela nous parle de nous. Nous, lecteurs de l’autre côté du continent, perdus dans une époque qui se croit post-humaine. Le miracle de Zhao, c’est que son regard ancien éclaire nos angoisses les plus contemporaines.

    Une esthétique de la lenteur

    Dans un monde qui carbure à la vitesse, Zhao Lihong nous offre une autre mesure du temps. Il écrit sur les sons de la pluie, sur le cri des moineaux dans les nuages, sur le rire silencieux d’une branche de pêcher qui frappe à la fenêtre. Il écrit comme on cueille le silence. Et c’est précisément là que réside sa philosophie : dans l’attention.

    Ce n’est pas une attention passive. C’est une attention engagée. Une veille. Une manière d’habiter le monde sans vouloir le posséder. Une manière de rester du côté du vivant, même lorsqu’il tremble, même lorsqu’il se tait.

    Un éveil spirituel sans dogme

    Dans la tradition chinoise, il y a la notion de xin (心), le cœur-esprit. Zhao Lihong écrit avec ce cœur-là. Un cœur qui n’est ni naïf ni mystique, mais qui accepte de se rendre vulnérable à la beauté, au chagrin, à la perte.

    Il parle de sa mère, de son père, des paysannes qui trient le riz sous la pluie, des enfants noyés dans la rivière Suzhou, du regard d’un corbeau arraché à la vie. Et dans chaque image, il y a une métaphysique. Non pas celle des concepts, mais celle des gestes. Ce que Zhao nous transmet, c’est que penser, c’est ressentir. Et que ressentir, c’est résister.

    La Chine comme miroir de l’universel

    On pourrait croire que ce livre parle de la Chine. Mais il parle en réalité de l’âme. Il traverse les siècles, les lieux, les bouleversements politiques. Il refuse les caricatures. Il ne se laisse pas réduire à une “littérature du réel” ou à un “document poétique”. Il est ce que la littérature devrait toujours être : une tentative inlassable pour dire ce qui palpite dans le silence des êtres.

    Zhao Lihong est à la Chine ce que Rainer Maria Rilke fut à l’Europe centrale, ce que Bashō fut au Japon : un poète de l’imperceptible. Un veilleur. Un frère. Un marcheur parmi les ombres.

    Un livre pour réparer

    J’écris cet article avec la conscience de ma dette. Car ce livre m’a réparée. Il m’a tenu la main dans des jours de doute, de chagrin, de nuit. Il m’a montré qu’il était possible d’écrire sans bruit, sans bruit mais avec force. Il m’a rappelé que la littérature n’a pas besoin d’effets pour toucher. Elle a juste besoin d’une sincérité radicale. D’un cœur qui bat.

    Les murmures du vent & des souvenirs n’est pas un livre de consolation. C’est un livre de compagnonnage. Il ne promet pas de réponses. Il invite à marcher. À sentir. À se souvenir. À devenir humain.

    Merci Zhao Lihong, pour chaque mot. Pour chaque silence. Pour cette confiance offerte à l’autre rive du monde.

    Zhao Lihong, livre, vie, récit, mémoire, littérature