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littérature

  • Sans excuse : un roman comme lieu d’éveil philosophique

    Qu’est-ce qu’une gifle ? Un geste brutal, presque anodin dans l’histoire d’une vie, et pourtant fondateur. Dans Sans excuse, Christian Brûlard fait de ce geste inaugural la matrice d’un récit qui interroge ce qui construit un être humain : la mémoire des blessures, la quête de reconnaissance, le refus obstiné de se laisser enfermer.

    L’enjeu dépasse largement la chronique familiale. Ici, il s’agit de comprendre ce qui, dans l’intimité, façonne l’universel. La philosophie nous apprend que nous ne sommes jamais réductibles à nos souffrances. Hannah Arendt écrivait que « la natalité » — le fait d’être né — nous condamne à commencer sans cesse. Christian Brûlard semble dire la même chose par la littérature : même marqué par l’injustice, l’homme est appelé à inventer une suite.

    Le titre, Sans excuse, frappe par sa sécheresse. Il dit tout à la fois : qu’aucune violence ne se justifie, qu’aucun pardon automatique n’efface, mais aussi qu’il existe une dignité à ne pas chercher de prétexte. Être « sans excuse », c’est choisir d’assumer, de faire face, de ne pas déléguer sa responsabilité à un alibi. C’est une posture existentielle, presque camusienne.

    Le roman déploie alors une double trame : celle des corps qui encaissent, qui se heurtent au réel social, et celle des consciences qui s’éveillent à la possibilité d’une autre vie. La gifle initiale devient le point de départ d’une réflexion sur la liberté : comment se libérer de l’humiliation, de l’emprise, du déterminisme social ? Peut-être justement en refusant la facilité des excuses, en cherchant dans l’expérience nue la force de se relever.

    Christian Brûlard réussit ici ce que la philosophie ne peut parfois qu’esquisser : il montre dans le tissu concret des existences ce que signifie la lutte pour la dignité. Et, ce faisant, il redonne au roman sa vocation première : être le laboratoire où s’éprouve la vérité de l’humain.

    En refermant Sans excuse, une évidence s’impose : nous avons besoin de ces récits qui ne fuient ni la douleur ni la beauté, qui révèlent l’universel dans le tremblement singulier d’une vie. Non pour s’y réfugier, mais pour apprendre. Car la littérature, quand elle ose ce pari, devient philosophie incarnée.

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  • Bioutifoul Kompany : l’éveil brutal dans le théâtre-monde du faux

    « L’entreprise n’est plus ce qu’elle était : c’est une religion, une armée, un théâtre, un système d’endoctrinement. Et peut-être un suicide collectif. »

    Ce n’est pas un roman, ni un pamphlet. Ce n’est pas une fable, ni une dystopie. C’est un miroir. Un miroir déformant, cruel, ironique, mais fidèle. Bioutifoul Kompany est un livre-monde. Un cri. Une mise à plat du monde tel qu’il fonctionne — ou plutôt dysfonctionne — sous les habits policés de la modernité capitaliste.

    Frédéric Vissense s’attaque à ce qu’il nomme la « Compagnie Universelle d’Innovation » : un monstre tentaculaire, à la fois start-up de l’absurde, multinationale vorace, laboratoire de marketing totalitaire et fabrique d’aliénation de masse. Mais derrière cette parodie de société, c’est bien la nôtre qui est mise en scène, disséquée, exposée. Sans filtre. Sans anesthésie.

    Une langue de la dissection

    Le livre surprend d’abord par son langage. Déroutant, hybride, il mêle jargon managérial, lexique poétique, néologismes frappants et phrases-tranchantes comme des slogans. Chaque mot est choisi, pesé, dynamité. Car ici, le langage est politique. Il devient l’arme du faux, le masque du réel, le piège dans lequel nous tombons tous — consommateurs, travailleurs, rêveurs. L’auteur démonte ces mots qui nous gouvernent : « transversalité », « innovation », « disruption », « excellence »… autant de mantras creux, de faux-semblants. La langue de l’entreprise est une novlangue. Et ce livre est sa traduction critique.

    Philosophie du simulacre

    Il y a du Guy Debord dans ces pages, du Jean Baudrillard aussi. L’entreprise n’est pas seulement un lieu de travail : elle est devenue le centre d’un système de croyances. Bioutifoul Kompany le dit avec une précision chirurgicale : le management est un culte. On ne cherche plus la vérité, mais la conformité. La pensée est remplacée par l’adhésion. Le salarié devient « collabor’acteur », le doute devient « zone de non-performance », l’éthique est réduite à des chartes qui servent à se laver les mains.

    Frédéric Vissense interroge ainsi, en profondeur, la métaphysique du capitalisme contemporain. Ce n’est plus le profit qui le définit, mais l’organisation de l’illusion. Une illusion qui structure nos désirs, nos relations, nos imaginaires. Une illusion qui colonise même nos révoltes — prévisibles, recyclables, managées.

    Une esthétique de la chute

    Le livre est construit comme une descente. On pénètre dans un univers de plus en plus absurde, cynique, violent. Une sorte de Comédie inhumaine où les figures qui peuplent la Kompany sont à la fois grotesques et effrayantes. DRH spectrales, coachs toxiques, ingénieurs déshumanisés, poètes corporate, responsables de l'inutile. À chaque page, un portrait, un mécanisme, une absurdité.

    Mais l’humour est là, toujours. Noir, grinçant, salvateur. C’est l’humour comme résistance. L’humour comme philosophie. Celui qui permet de regarder en face la laideur du monde sans sombrer. Celui qui, paradoxalement, nous rend plus lucides.

    Un appel à sortir du faux

    Ce qui rend ce livre si fort, ce n’est pas seulement sa charge critique. C’est son invitation. Sa main tendue. Car derrière la satire, il y a une question : que faire ? Comment réapprendre à penser ? À sentir ? À être, tout simplement ? Comment sortir du théâtre du faux pour redevenir acteur de sa propre vie ?

    Bioutifoul Kompany n’apporte pas de solutions. Il fait mieux : il rouvre les yeux. Il brise les slogans. Il rend à chacun sa propre interrogation. Il est ce moment rare où la littérature rejoint la philosophie pour questionner le monde à la racine.

    Et cela, aujourd’hui, est une forme de résistance.

    Bioutifoul Kompany, Frédéric Vissense, La Route de la Soie - Éditions, livre, roman, littérature,


  • L’art du vent et de la mémoire – marcher avec Zhao Lihong

    “Peu importe l’obscurité de la nuit, chaque matin un nouveau soleil se lèvera.” — Zhao Lihong

    Il est des livres qui ne se lisent pas, mais qui s’habitent. Les murmures du vent & des souvenirs de Zhao Lihong est de ceux-là. Il ne cherche pas à convaincre, à séduire, à déclamer. Il cherche simplement à dire. À dire ce qui reste quand tout s’efface. À dire les bruissements du monde, ceux que l’industrialisation de l’esprit a fini par faire taire. Ce livre n’est pas un roman, ni un journal, ni une simple autobiographie. C’est une respiration.

    Je l’ai traduit les yeux brûlants, le cœur battant, en marchant sur les fils invisibles qui relient l’homme à la terre, l’intime à l’universel. Chaque idéogramme de Zhao Lihong m’appelait comme un grain de riz en sursis, comme une goutte de rosée suspendue à l’aube d’un monde possible. Il m’a fallu des jours et des nuits, une attention presque animale, pour laisser la poésie me traverser, sans la trahir. Le travail de traduction n’était plus une tâche : c’était un compagnonnage. Un soin mutuel. Un toucher-touchant comme l’appelait Merleau-Ponty.

    Un livre-racine

    Zhao Lihong est, à mes yeux, l’un des plus grands écrivains vivants. Parce qu’il ne cherche pas la grandeur. Parce qu’il reste debout dans le vent, les pieds dans la boue, les yeux ouverts sur les détails infimes qui font notre humanité. Parce qu’il ose la douceur comme résistance. Il n’y a chez lui ni posture, ni grandiloquence, ni leçon. Juste une exigence absolue : celle de regarder.

    Ses textes sont peuplés de roseaux, de pies, de rizières, de souvenirs de l’île de Chongming, de la lumière du lac Tai, d’arbres noyés, d’oiseaux blessés, de lampes à huile vacillantes, de mains abîmées par le travail. Et pourtant, tout cela nous parle de nous. Nous, lecteurs de l’autre côté du continent, perdus dans une époque qui se croit post-humaine. Le miracle de Zhao, c’est que son regard ancien éclaire nos angoisses les plus contemporaines.

    Une esthétique de la lenteur

    Dans un monde qui carbure à la vitesse, Zhao Lihong nous offre une autre mesure du temps. Il écrit sur les sons de la pluie, sur le cri des moineaux dans les nuages, sur le rire silencieux d’une branche de pêcher qui frappe à la fenêtre. Il écrit comme on cueille le silence. Et c’est précisément là que réside sa philosophie : dans l’attention.

    Ce n’est pas une attention passive. C’est une attention engagée. Une veille. Une manière d’habiter le monde sans vouloir le posséder. Une manière de rester du côté du vivant, même lorsqu’il tremble, même lorsqu’il se tait.

    Un éveil spirituel sans dogme

    Dans la tradition chinoise, il y a la notion de xin (心), le cœur-esprit. Zhao Lihong écrit avec ce cœur-là. Un cœur qui n’est ni naïf ni mystique, mais qui accepte de se rendre vulnérable à la beauté, au chagrin, à la perte.

    Il parle de sa mère, de son père, des paysannes qui trient le riz sous la pluie, des enfants noyés dans la rivière Suzhou, du regard d’un corbeau arraché à la vie. Et dans chaque image, il y a une métaphysique. Non pas celle des concepts, mais celle des gestes. Ce que Zhao nous transmet, c’est que penser, c’est ressentir. Et que ressentir, c’est résister.

    La Chine comme miroir de l’universel

    On pourrait croire que ce livre parle de la Chine. Mais il parle en réalité de l’âme. Il traverse les siècles, les lieux, les bouleversements politiques. Il refuse les caricatures. Il ne se laisse pas réduire à une “littérature du réel” ou à un “document poétique”. Il est ce que la littérature devrait toujours être : une tentative inlassable pour dire ce qui palpite dans le silence des êtres.

    Zhao Lihong est à la Chine ce que Rainer Maria Rilke fut à l’Europe centrale, ce que Bashō fut au Japon : un poète de l’imperceptible. Un veilleur. Un frère. Un marcheur parmi les ombres.

    Un livre pour réparer

    J’écris cet article avec la conscience de ma dette. Car ce livre m’a réparée. Il m’a tenu la main dans des jours de doute, de chagrin, de nuit. Il m’a montré qu’il était possible d’écrire sans bruit, sans bruit mais avec force. Il m’a rappelé que la littérature n’a pas besoin d’effets pour toucher. Elle a juste besoin d’une sincérité radicale. D’un cœur qui bat.

    Les murmures du vent & des souvenirs n’est pas un livre de consolation. C’est un livre de compagnonnage. Il ne promet pas de réponses. Il invite à marcher. À sentir. À se souvenir. À devenir humain.

    Merci Zhao Lihong, pour chaque mot. Pour chaque silence. Pour cette confiance offerte à l’autre rive du monde.

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  • Transmettre sans bruit : Zhao Lihong, poète des liens invisibles

    C’est au Fujian, en juin 2024, que j’ai rencontré Zhao Lihong pour la première fois. Le lieu baignait dans cette lumière feutrée que seule la Chine sait distiller au cœur de ses montagnes silencieuses. L’homme, discret, me parla peu. Ceux qui me connaissent, savent que je préfère les silences aux mots hasardeux ou surplus de mots qui deviennent des bruits. Notre époque est faite de mots multiples, de mots balancés, jetés par-dessus bord, parfois étincelant de haine, de lumière, de poussière…  Que sont ces mots ? Sont-ils devenus maux ? J’aime les silences qui se promènent à mesure des pas. Sur les sentiers du Fujian, il y avait comme cette symphonie n°40 de Mozart qui se dissipait à mesure que Zhao Lihong avançait. Et c’est dans cette mélodie envoûtante qui repose sur des respirations silencieuses qu’il me semblait déjà entendre cette musique intérieure qui hante ses deux livres désormais traduits en français par La Route de la Soie – Éditions : Métamorphose(s) et Cheminements : l’écho des poètes.

    Deux livres, deux écritures. Et pourtant, une seule respiration.

     

    Une poétique de la transmutation

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    “Transforme-moi en une fleur / Épanouie et belle / Mais ne vivant qu’un jour” écrit Zhao Lihong dans Métamorphose(s). Cette brève injonction poétique, aussi fragile qu’éblouissante, ne relève pas d’un simple effet de style. Elle est un souffle vital, un appel à l’impermanence. À l’image de Li Qingzhao qui, dans ses ci-poèmes, laisse éclore une émotion si fine qu’un battement de vent pourrait la dissiper, Zhao Lihong nous livre une poésie du tremblement — de l’instant qui flamboie, puis s’efface.

    La métamorphose, chez lui, n’est ni artifice ni posture : elle est nécessité. Elle puise à la source même du Yi Jing (), ce grand texte fondateur de la pensée chinoise où tout est mouvement, transformation, passage d’un état à un autre. Zhao Lihong s’inscrit dans cette tradition où la forme n’est jamais fixité, mais réponse subtile aux variations du ciel et de la terre.

    Son écriture, comme la calligraphie qu’il chérit, est traversée de cette tension entre le trait contenu et l’élan intérieur. Elle rappelle l’élégance économe d’un Wang Wei, poète et peintre de la dynastie Tang, dont les vers suspendaient le temps : “Des pins profonds descend une clarté / Le bruit d’un ruisseau s’évanouit dans la mousse”. Comme chez Wang Wei, la poésie de Zhao Lihong n’impose rien — elle laisse advenir.

    Chaque poème, même le plus bref, devient un microcosme. Un monde condensé, où se rejoignent l’intime et le cosmique. Dans ce cocon de mots se tisse l’écho des douleurs muettes, des amours anciennes, des songes d’enfance. Il y a là quelque chose du Tao, dans la discrétion des formes, la profondeur des silences, la tendresse envers le monde. Un élan qui évoque Du Fu, lui aussi confronté au chaos de son époque, et qui écrivait : “Un pays brisé, mais les montagnes et les rivières demeurent / Le printemps revient, comme avant, sur les herbes des murailles”.

    Ainsi, Zhao Lihong ne se contente pas de nous dire qui il est. Il nous invite à traverser avec lui les frontières poreuses de l’être. Il nous entraîne sur des chemins où l’on devient tour à tour timbre, dalle, sommet, goutte de pluie ou brume de l’aube — autant de formes, autant d’existences. Cette écriture est une alchimie : elle transmute le quotidien en lumière, le chagrin en silence, le silence en éveil. Elle fait résonner la voix ancestrale des poètes chinois dans un monde qui en a oublié l’écoute.

     

    Un héritage en mouvement

    Zhao Lihong, littérature, poésie, chine, Route de la soie - Éditions

    Dans Cheminements : l’écho des poètes, Zhao Lihong nous tend un miroir : celui d’un héritage assumé, intégré, mais jamais figé. Loin d’une simple nostalgie érudite, il dialogue avec les maîtres anciens – Wang Wei, Li Bai, Han Yu, Liu Changqing, Su Dongpo, Qu Yuan, mais aussi Confucius, Laozi et Zhuangzi – comme on converse avec des frères d’âme. Ce dialogue est vivant, vibrant, enraciné dans l’écoute : il ne s’agit pas de citer, mais de continuer à entendre. Car pour Zhao Lihong, la tradition n’est pas un monument : c’est une rivière dans laquelle il y plonge ses mains.

    À travers ces figures tutélaires, il explore les sonorités anciennes du qin — cette cithare à sept cordes que les lettrés considéraient comme la voix la plus pure de la pensée humaine — et les traces laissées sur les stèles de pierre, notamment dans le récit magistral de sa visite à la montagne Huanglong, à la recherche de l’« Ode au Xixia » gravée il y a plus de dix-huit siècles. Là encore, l’écriture devient gravure, inscription dans la durée, dans la roche de l’histoire. Le trait d’encre et le trait de burin partagent le même dessein : celui de traverser le temps.

    Dans cet ouvrage, Zhao Lihong confie : « Je peins avec des mots ». Et il faut prendre cette phrase au pied de la lettre. Car Cheminements est un livre de poète autant que de peintre : chaque texte répond à une illustration tracée de sa main. À l’instar des lettrés de la dynastie Song, qui unissaient poème, calligraphie et paysage dans une même œuvre, Zhao Lihong poursuit cette esthétique du lien : écrire, c’est tracer ; tracer, c’est penser. Son regard s’inscrit dans la longue tradition du wenren (文人) — littéralement homme de lettres, mais bien plus qu’un simple lettré : un être complet, souvent poète, calligraphe, peintre, parfois musicien, qui cultive l’unité intérieure par les arts.

    Ce modèle prend forme à partir de la dynastie Song (Xe–XIIIe siècle), avec des figures comme Su Shi (Su Dongpo), maître du style libre et de la pensée en mouvement, ou Mi Fu, célèbre pour sa calligraphie autant que pour ses paysages brumeux. Pour eux, l’art n’est jamais compartimenté. Écrire un poème, peindre un bambou, jouer du qin, méditer sur un rocher — tout participe d’un même souffle, le qi (), ce principe vital que seul le geste juste, posé et sincère peut mettre en circulation.

    Dans cette lignée, Zhao Lihong revendique un art total, mais humble. Il n’érige pas l’œuvre en monument. Il fait du trait une confidence. Comme l’écrit Su Shi dans une lettre à un ami : « La calligraphie ne vient ni de la main ni du pinceau, mais du cœur. »
    De même, chez Zhao Lihong, l’écriture devient calligraphie intérieure. Le dessin n’illustre pas le texte : il le prolonge, il en est l’écho visuel. Il peint ce qu’il écrit, et écrit ce qu’il peint.

    C’est ainsi qu’il redonne à l’acte littéraire sa fonction profonde : relier l’âme au monde, selon l’enseignement de Zhuangzi, pour qui le vrai geste est celui qui ne sépare pas — celui qui unit la forme et le vide, le visible et l’invisible.

    Ce livre est ainsi un carnet d’âme. Un lent voyage de résonance entre les siècles, entre le bruissement d’une flûte de roseau et les silences gorgés de sens. Là où Métamorphose(s) est une plongée dans le flux intérieur, une traversée d’un soi morcelé, Cheminements est un art de la pause, de la respiration. Un apprentissage de la lenteur, du regard, de la transmission. C’est un livre qui se lit comme on médite : dans le pas lent d’un promeneur sur un sentier de bambous, dans la retenue d’un pinceau suspendu, dans la lumière rasante d’un souvenir.

    Zhao Lihong y réhabilite une sensibilité oubliée : celle de la perception fine, du détail tremblant, du murmure qui suffit. Comme les poètes Tang qui savaient voir dans le vol d’une hirondelle un monde en équilibre, Zhao Lihong nous invite à ralentir, à entendre à nouveau cette musique ténue des choses simples. À redonner au silence sa juste place. C’est là, sans doute, que réside sa modernité profonde : dans sa capacité à faire résonner les anciens dans un monde saturé de bruit — non pour les faire parler plus fort, mais pour nous apprendre à écouter autrement.

     

    Le chant de la transparence

    Zhao Lihong ne cherche ni à éblouir ni à convaincre. Il se tient, comme les poètes de jadis, au bord du chemin, dans la poussière soulevée par les pas, et il écrit. Il écrit comme on trace un idéogramme sur le sable, avec la conscience aiguë de l’éphémère. Ce qu’il nous offre, dans Métamorphose(s) comme dans Cheminements, c’est moins une œuvre qu’une manière d’habiter le monde. Une manière d’être présent, lucide, et infiniment disponible à la beauté.

    Comme les plus grands, il sait que la poésie ne crie pas. Elle s’insinue. Elle demeure. Elle lave les mots de leur surcharge pour en retrouver la fraîcheur première — ce qu’avaient su faire les maîtres du Shijing (le Classique des vers) il y a plus de deux mille cinq cents ans : “Le cri du faisan : tsio-tsio / Retour ! Retour ! / Loin est la route / Vers la maison du bien-aimé”.

    Lire Zhao Lihong, c’est accepter ce retour à la source. C’est entendre que dans un monde troué par les algorithmes et les sirènes de la vitesse, il est encore possible de dire avec lenteur, de voir avec tendresse, de nommer sans posséder.

    C’est aussi, en filigrane, une leçon adressée à nous, lecteurs occidentaux : et si nous avions oublié que la littérature est un art du souffle ? Une respiration. Une capacité à accueillir la nuit comme la lumière. À consentir aux métamorphoses. À demeurer en chemin.

    Ainsi se tisse cette œuvre : Zhao Lihong nous parle depuis un pont suspendu entre ciel et terre. Il n’élève pas la voix. Mais ses mots résonnent longtemps, comme ces dernières lignes de Cheminements : « Venez par la magie des Muses, transformons les pierres muettes en cloches sonores, les déserts arides en jardins fleuris, l'herbe fanée en bourgeons, et les vagues silencieuses en ressacs scintillants. »

    Avec Zhao Lihong la poésie redevient le joyau du langage, la fleur de l’âme, une source cristalline jaillissant du tréfonds de l’esprit.

    Et si c’était cela, finalement, résister ?
    Offrir au monde non pas des réponses,
    Mais un éclat de silence.