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Philosophie de Guerre

  • Aux confins du monde et de soi : l’éveil d’une conscience dans L’Âge de Piastre

    Par-delà les cartes marines, Michel Piriou trace une autre géographie : celle des tensions sociales, des aspirations humaines et des illusions coloniales.

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    Dans L’Âge de Piastre, Michel Piriou ne se contente pas de reconstituer un périple maritime du XVIIIe siècle vers la Chine. Il ravive la chair oubliée de l’histoire, restitue les voix des anonymes, et interroge, à travers le destin d’un navire de la Compagnie des Indes, l’architecture invisible d’un monde qui vacille sur ses certitudes.

    À bord du Blavet, bâtiment lancé pour un périple de trois ans, c’est toute une société miniature qui se révèle : officiers, marins, mousses, passagers clandestins, enfants perdus, négociants avides. Et c’est précisément dans cette promiscuité forcée que s’entrechoquent les classes sociales, les rêves et les renoncements. Piriou donne corps aux tensions qui préfigurent les secousses révolutionnaires à venir. Les humiliations, les abus de pouvoir, les petites révoltes, tout vibre d’une intensité pré-révolutionnaire. Ce théâtre flottant offre un miroir grossissant d’un royaume où déjà, « le bonheur commun » devient une idée subversive.

    Mais L’Âge de Piastre n’est pas qu’un roman d’archives. C’est une méditation sur le pouvoir, la morale et l’exil intérieur. À travers Delabutte, officier de marine pétri d’idéal et de doutes, ou Perot, jeune mousse assoiffé de savoir et d’humanité, Michel Piriou explore les métamorphoses de la conscience. Et c’est là, peut-être, que l’ouvrage trouve sa résonance la plus actuelle : dans ce basculement de l’obéissance vers le discernement. Dans cette capacité à voir, sous le vernis du commerce et des grands voyages, l’exploitation, les complicités, la violence systémique.

    Le roman déploie également une réflexion précieuse sur l’éducation — sur ce qu’il faut apprendre, désapprendre, et ce que signifie « devenir un homme » dans un monde qui marchandise tout. L’apprentissage de la navigation devient alors une métaphore : il faut apprendre à lire les vents, les signes du ciel, mais aussi les autres, leurs blessures, leurs espoirs, leurs silences. Le récit nous interroge : vers quel cap allons-nous, si nous oublions que l’humanité ne se résume ni à des cargaisons ni à des profits ?

    Enfin, Michel Piriou aborde avec une subtilité rare les frontières du visible et de l’invisible : la foi, la superstition, la science naissante, les savoirs populaires. Il donne à entendre les dialogues, parfois violents, entre les porteurs d’autorité morale et les porteurs d’intuition sensible. Ici encore, un monde bascule, et ce basculement fait écho à nos propres incertitudes contemporaines : à quoi peut encore servir la vérité, dans un monde livré aux apparences ?

    L’Âge de Piastre est un roman d’aventures — au sens noble du terme : il nous fait voyager pour mieux nous faire penser. Et si ce livre est une traversée, il n’est pas certain que ceux qui le lisent puissent en revenir indemnes. Car dans les sillages du Blavet se joue bien plus que le destin d’un navire : c’est la cartographie d’un monde en pleine mutation, et la naissance douloureuse d’un regard lucide sur ce que l’homme est capable d’accomplir... ou de trahir.

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  • Transmettre sans bruit : Zhao Lihong, poète des liens invisibles

    C’est au Fujian, en juin 2024, que j’ai rencontré Zhao Lihong pour la première fois. Le lieu baignait dans cette lumière feutrée que seule la Chine sait distiller au cœur de ses montagnes silencieuses. L’homme, discret, me parla peu. Ceux qui me connaissent, savent que je préfère les silences aux mots hasardeux ou surplus de mots qui deviennent des bruits. Notre époque est faite de mots multiples, de mots balancés, jetés par-dessus bord, parfois étincelant de haine, de lumière, de poussière…  Que sont ces mots ? Sont-ils devenus maux ? J’aime les silences qui se promènent à mesure des pas. Sur les sentiers du Fujian, il y avait comme cette symphonie n°40 de Mozart qui se dissipait à mesure que Zhao Lihong avançait. Et c’est dans cette mélodie envoûtante qui repose sur des respirations silencieuses qu’il me semblait déjà entendre cette musique intérieure qui hante ses deux livres désormais traduits en français par La Route de la Soie – Éditions : Métamorphose(s) et Cheminements : l’écho des poètes.

    Deux livres, deux écritures. Et pourtant, une seule respiration.

     

    Une poétique de la transmutation

    Zhao Lihong, littérature, poésie, chine, Route de la soie - Éditions

    “Transforme-moi en une fleur / Épanouie et belle / Mais ne vivant qu’un jour” écrit Zhao Lihong dans Métamorphose(s). Cette brève injonction poétique, aussi fragile qu’éblouissante, ne relève pas d’un simple effet de style. Elle est un souffle vital, un appel à l’impermanence. À l’image de Li Qingzhao qui, dans ses ci-poèmes, laisse éclore une émotion si fine qu’un battement de vent pourrait la dissiper, Zhao Lihong nous livre une poésie du tremblement — de l’instant qui flamboie, puis s’efface.

    La métamorphose, chez lui, n’est ni artifice ni posture : elle est nécessité. Elle puise à la source même du Yi Jing (), ce grand texte fondateur de la pensée chinoise où tout est mouvement, transformation, passage d’un état à un autre. Zhao Lihong s’inscrit dans cette tradition où la forme n’est jamais fixité, mais réponse subtile aux variations du ciel et de la terre.

    Son écriture, comme la calligraphie qu’il chérit, est traversée de cette tension entre le trait contenu et l’élan intérieur. Elle rappelle l’élégance économe d’un Wang Wei, poète et peintre de la dynastie Tang, dont les vers suspendaient le temps : “Des pins profonds descend une clarté / Le bruit d’un ruisseau s’évanouit dans la mousse”. Comme chez Wang Wei, la poésie de Zhao Lihong n’impose rien — elle laisse advenir.

    Chaque poème, même le plus bref, devient un microcosme. Un monde condensé, où se rejoignent l’intime et le cosmique. Dans ce cocon de mots se tisse l’écho des douleurs muettes, des amours anciennes, des songes d’enfance. Il y a là quelque chose du Tao, dans la discrétion des formes, la profondeur des silences, la tendresse envers le monde. Un élan qui évoque Du Fu, lui aussi confronté au chaos de son époque, et qui écrivait : “Un pays brisé, mais les montagnes et les rivières demeurent / Le printemps revient, comme avant, sur les herbes des murailles”.

    Ainsi, Zhao Lihong ne se contente pas de nous dire qui il est. Il nous invite à traverser avec lui les frontières poreuses de l’être. Il nous entraîne sur des chemins où l’on devient tour à tour timbre, dalle, sommet, goutte de pluie ou brume de l’aube — autant de formes, autant d’existences. Cette écriture est une alchimie : elle transmute le quotidien en lumière, le chagrin en silence, le silence en éveil. Elle fait résonner la voix ancestrale des poètes chinois dans un monde qui en a oublié l’écoute.

     

    Un héritage en mouvement

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    Dans Cheminements : l’écho des poètes, Zhao Lihong nous tend un miroir : celui d’un héritage assumé, intégré, mais jamais figé. Loin d’une simple nostalgie érudite, il dialogue avec les maîtres anciens – Wang Wei, Li Bai, Han Yu, Liu Changqing, Su Dongpo, Qu Yuan, mais aussi Confucius, Laozi et Zhuangzi – comme on converse avec des frères d’âme. Ce dialogue est vivant, vibrant, enraciné dans l’écoute : il ne s’agit pas de citer, mais de continuer à entendre. Car pour Zhao Lihong, la tradition n’est pas un monument : c’est une rivière dans laquelle il y plonge ses mains.

    À travers ces figures tutélaires, il explore les sonorités anciennes du qin — cette cithare à sept cordes que les lettrés considéraient comme la voix la plus pure de la pensée humaine — et les traces laissées sur les stèles de pierre, notamment dans le récit magistral de sa visite à la montagne Huanglong, à la recherche de l’« Ode au Xixia » gravée il y a plus de dix-huit siècles. Là encore, l’écriture devient gravure, inscription dans la durée, dans la roche de l’histoire. Le trait d’encre et le trait de burin partagent le même dessein : celui de traverser le temps.

    Dans cet ouvrage, Zhao Lihong confie : « Je peins avec des mots ». Et il faut prendre cette phrase au pied de la lettre. Car Cheminements est un livre de poète autant que de peintre : chaque texte répond à une illustration tracée de sa main. À l’instar des lettrés de la dynastie Song, qui unissaient poème, calligraphie et paysage dans une même œuvre, Zhao Lihong poursuit cette esthétique du lien : écrire, c’est tracer ; tracer, c’est penser. Son regard s’inscrit dans la longue tradition du wenren (文人) — littéralement homme de lettres, mais bien plus qu’un simple lettré : un être complet, souvent poète, calligraphe, peintre, parfois musicien, qui cultive l’unité intérieure par les arts.

    Ce modèle prend forme à partir de la dynastie Song (Xe–XIIIe siècle), avec des figures comme Su Shi (Su Dongpo), maître du style libre et de la pensée en mouvement, ou Mi Fu, célèbre pour sa calligraphie autant que pour ses paysages brumeux. Pour eux, l’art n’est jamais compartimenté. Écrire un poème, peindre un bambou, jouer du qin, méditer sur un rocher — tout participe d’un même souffle, le qi (), ce principe vital que seul le geste juste, posé et sincère peut mettre en circulation.

    Dans cette lignée, Zhao Lihong revendique un art total, mais humble. Il n’érige pas l’œuvre en monument. Il fait du trait une confidence. Comme l’écrit Su Shi dans une lettre à un ami : « La calligraphie ne vient ni de la main ni du pinceau, mais du cœur. »
    De même, chez Zhao Lihong, l’écriture devient calligraphie intérieure. Le dessin n’illustre pas le texte : il le prolonge, il en est l’écho visuel. Il peint ce qu’il écrit, et écrit ce qu’il peint.

    C’est ainsi qu’il redonne à l’acte littéraire sa fonction profonde : relier l’âme au monde, selon l’enseignement de Zhuangzi, pour qui le vrai geste est celui qui ne sépare pas — celui qui unit la forme et le vide, le visible et l’invisible.

    Ce livre est ainsi un carnet d’âme. Un lent voyage de résonance entre les siècles, entre le bruissement d’une flûte de roseau et les silences gorgés de sens. Là où Métamorphose(s) est une plongée dans le flux intérieur, une traversée d’un soi morcelé, Cheminements est un art de la pause, de la respiration. Un apprentissage de la lenteur, du regard, de la transmission. C’est un livre qui se lit comme on médite : dans le pas lent d’un promeneur sur un sentier de bambous, dans la retenue d’un pinceau suspendu, dans la lumière rasante d’un souvenir.

    Zhao Lihong y réhabilite une sensibilité oubliée : celle de la perception fine, du détail tremblant, du murmure qui suffit. Comme les poètes Tang qui savaient voir dans le vol d’une hirondelle un monde en équilibre, Zhao Lihong nous invite à ralentir, à entendre à nouveau cette musique ténue des choses simples. À redonner au silence sa juste place. C’est là, sans doute, que réside sa modernité profonde : dans sa capacité à faire résonner les anciens dans un monde saturé de bruit — non pour les faire parler plus fort, mais pour nous apprendre à écouter autrement.

     

    Le chant de la transparence

    Zhao Lihong ne cherche ni à éblouir ni à convaincre. Il se tient, comme les poètes de jadis, au bord du chemin, dans la poussière soulevée par les pas, et il écrit. Il écrit comme on trace un idéogramme sur le sable, avec la conscience aiguë de l’éphémère. Ce qu’il nous offre, dans Métamorphose(s) comme dans Cheminements, c’est moins une œuvre qu’une manière d’habiter le monde. Une manière d’être présent, lucide, et infiniment disponible à la beauté.

    Comme les plus grands, il sait que la poésie ne crie pas. Elle s’insinue. Elle demeure. Elle lave les mots de leur surcharge pour en retrouver la fraîcheur première — ce qu’avaient su faire les maîtres du Shijing (le Classique des vers) il y a plus de deux mille cinq cents ans : “Le cri du faisan : tsio-tsio / Retour ! Retour ! / Loin est la route / Vers la maison du bien-aimé”.

    Lire Zhao Lihong, c’est accepter ce retour à la source. C’est entendre que dans un monde troué par les algorithmes et les sirènes de la vitesse, il est encore possible de dire avec lenteur, de voir avec tendresse, de nommer sans posséder.

    C’est aussi, en filigrane, une leçon adressée à nous, lecteurs occidentaux : et si nous avions oublié que la littérature est un art du souffle ? Une respiration. Une capacité à accueillir la nuit comme la lumière. À consentir aux métamorphoses. À demeurer en chemin.

    Ainsi se tisse cette œuvre : Zhao Lihong nous parle depuis un pont suspendu entre ciel et terre. Il n’élève pas la voix. Mais ses mots résonnent longtemps, comme ces dernières lignes de Cheminements : « Venez par la magie des Muses, transformons les pierres muettes en cloches sonores, les déserts arides en jardins fleuris, l'herbe fanée en bourgeons, et les vagues silencieuses en ressacs scintillants. »

    Avec Zhao Lihong la poésie redevient le joyau du langage, la fleur de l’âme, une source cristalline jaillissant du tréfonds de l’esprit.

    Et si c’était cela, finalement, résister ?
    Offrir au monde non pas des réponses,
    Mais un éclat de silence.

     

  • Ouvrir pour penser, penser pour relier — Ce que Dialogue Chine-France n°23 nous dit du monde

    Dialogue, Chine, France, Diplomatie, ouverture, Europe, Relations, cinquante ans, Le numéro 23 de la revue Dialogue Chine-France n’est pas un simple bulletin diplomatique : il est un miroir. Et peut-être même une lanterne. À l’heure où la planète vacille, il appelle à un éveil. Non pas l’éveil tapageur de l’idéologie, mais celui, exigeant, de l’intelligence.

    À première vue, ce numéro semble s’inscrire dans une logique de célébration : celle des 50 ans des relations diplomatiques entre la Chine et l’Union européenne. Mais très vite, les pages nous emportent ailleurs : dans une réflexion profonde sur le monde comme relation. Ce monde abîmé par les replis, menacé par les conflits, fasciné par les machines — et dont les peuples, eux, cherchent à retrouver le sens.

    Le contraire du repli

    Le titre de ce numéro — Des portes ouvertes, des horizons partagés — est une réponse nette, calme, à la tentation du repli. Ce qui s’ouvre ici, ce ne sont pas des marchés. Ce sont des possibles.

    Dès les premières pages, un choix politique majeur se dessine : faire de l’ouverture un principe, et non un calcul. Il ne s’agit pas seulement d’exporter des marchandises ou de signer des traités. Il s’agit de faire confiance. Dans un monde fragmenté, où la “coexistence” est souvent synonyme de surveillance mutuelle, cette posture a quelque chose d’audacieux.

    Les auteurs — chercheurs, diplomates, journalistes — défendent une idée simple mais puissante : la mondialisation n’est pas terminée, elle doit être transformée. Vers une mondialisation coopérative, respectueuse des cultures, soucieuse du vivant. En cela, la pensée chinoise — et plus largement asiatique — convoquée ici, notamment à travers la Ceinture et la Route, entre en résonance avec des philosophies non hégémoniques de l’interdépendance.

    Une autre lecture de l’avenir

    Le plus saisissant dans ce numéro n’est pas l’économie, pourtant omniprésente, mais la tension constante entre lucidité géopolitique et ouverture des imaginaires.

    Oui, la Chine affirme son leadership technologique. Oui, elle développe l’intelligence artificielle à grande échelle. Oui, elle renforce ses chaînes de valeur. Mais derrière cela, on trouve une autre vision : celle d’une modernisation qui n’écrase pas la mémoire, qui n’oppose pas le progrès à la sagesse.

    Ainsi, on découvre dans les pages culturelles des articles magnifiques sur le renouveau de l’art du thangka tibétain, ou sur le film d’animation Nezha 2 — bijou visuel et mythologique qui fait dialoguer les récits fondateurs avec les technologies de pointe. Il ne s’agit pas seulement de moderniser les traditions, mais de les activer, de leur redonner une voix dans le tumulte du contemporain.

    Penser en lien, penser en commun

    Le mot qui revient le plus souvent dans ce numéro n’est pas “croissance” ou “puissance”, mais “coopération”. Non pas la coopération molle des diplomaties fatiguées, mais celle, exigeante, des passerelles à construire.

    On lit notamment une belle analyse sur la relation Chine-UE, entre méfiance réciproque et reconnaissance des interdépendances. Mais c’est surtout dans les voix plus inattendues que ce numéro touche : la parole d’une chanteuse française, Joyce Jonathan, devenue ambassadrice d’un autre imaginaire franco-chinois, ou celle de jeunes filles Yi qui changent leur destin par le football et l’école.

    Ces voix, ces récits, ne sont pas des anecdotes. Ils incarnent une philosophie politique : l’humain au centre, toujours. L’humain comme lien. Comme lieu. Comme souffle.

    Vers une sagesse mondiale ?

    Ce numéro est un appel à penser la coexistence comme co-invention. La paix comme construction lente. La technologie comme outil de libération, non d’asservissement. L’altérité non comme menace, mais comme ressource de sens.

    C’est une lecture salutaire pour les lecteurs de Rebelle, car elle invite à ne pas céder à la simplification du monde. Elle nous demande de penser large, long, lent. De réconcilier la politique avec la profondeur. L’action avec la sagesse. L’Orient avec l’Occident, non dans une fusion, mais dans un respect.

    En refermant Dialogue Chine-France n°23, on ne se sent pas plus chinois ou plus européen. On se sent plus relié.

    Et cela, aujourd’hui, est un acte de résistance.

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  • Réensauvager le vide – la philosophie fragile des paysages anthropiques

    Galerie de la main de Fer, Art, Torcatis, paysages, anthropiques, 18hTHOMAS LOYATHOXARLI ZURELLYOYO BALAGUÉ

    Il est des expositions qui ne se contentent pas d’être vues. Elles vous déplacent. Elles agissent comme un seuil. PAYSAGES ANTHROPIQUES, présentée à la galerie de la Main de Fer à Perpignan, en est une. À travers les œuvres de Thomas Loyatho, Xarli Zurell et Yoyo Balagué, quelque chose se fissure dans notre regard sur le monde. Une fracture douce, une blessure ancienne qui remonte à la surface : celle de notre déliaison au vivant.

    Nous pensions être maîtres et passeurs de la nature. Mais peut-être n’avons-nous été que les fossoyeurs d’un lien que nous ne comprenions plus. En voulant dominer, nous nous sommes dépossédés. C’est ce que pressentait déjà Jacques Ellul, lorsqu’il alertait sur l’illusion de toute puissance technicienne : l’homme, croyant tout contrôler, oublie qu’il est lui-même pris dans la toile de ce qu’il fabrique. Et perd son âme à trop vouloir régner.

    Thomas Loyatho – Le chaos comme mémoire

    Chez Thomas Loyatho, la toile blanche n’est pas un commencement. C’est une impasse. Un mur. C’est sur cette blancheur insupportable que s’écrase son geste. Puis vient le chaos. Un chaos nécessaire, fertile, comme une friche de souvenirs oubliés. Des plantes surgissent, non désirées, qualifiées d’« invasives » — comme si l’instinct du vivant devait être légitimé pour avoir droit de cité.
    Ses paysages ne représentent pas la nature : ils la rappellent à nous. Ils convoquent sa mémoire souterraine, sa force de retour. Ce que l’on croyait éradiqué revient, non comme une vengeance, mais comme une présence. Loyatho peint avec la matière du monde et l’étrangeté de ceux qui le regardent encore avec respect. La nature, chez lui, n’est pas décorative. Elle est le personnage principal d’une histoire que l’on croyait avoir effacée.

    Yoyo Balagué – Les sphères de l’origine

    Chez Yoyo Balagué, la terre devient cosmologie. Ses sphères, issues d’un processus de cuisson ancestral, semblent naître autant de la planète que d’un temps mythique. Chaque pièce est à la fois pierre, planète, blessure et offrande. Loin du spectaculaire, son geste est pur, austère, honnête — comme elle le dit elle-même.
    Ce n’est pas l’artiste qui impose sa forme : c’est la matière qui parle. Le feu, l’érosion, les fissures deviennent langage. Les défauts deviennent beauté. La vulnérabilité se mue en puissance.
    Ses œuvres racontent la fusion ancienne entre la main et la terre, entre l’humain et l’élément. Elles semblent nous dire : ce que vous cherchez au ciel, vous l’avez peut-être déjà sous les pieds.

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    Xarli Zurell – Une lumière en excès

    Xarli Zurell, lui, opère une autre transfiguration. Celle de la lumière. Ses paysages sont irradiés, surexposés, traversés de figures phosphorescentes — des silhouettes arrachées à leur monde d’origine et transplantées dans une réalité solaire, sans repère, sans chronologie.
    Il peint comme on se souvient : par éclats, par surimpression, par effacement. La nature devient ici théâtre de réconciliation. La lumière, loin d’aveugler, éclaire une paix fragile, presque rêvée, entre l’humain et ce qui l’entoure.
    Il y a dans ses œuvres une mélancolie joyeuse, une tentative de capturer l’enfance du monde, cette lumière du Sud-Ouest qu’il dit porter comme un vestige. Ce n’est plus la nature sauvage, ni celle dévastée : c’est une nature transformée, altérée, mais encore vibrante — comme un organe battant sous la peau du temps.

    De l’anthropie au recommencement

    Ce que PAYSAGES ANTHROPIQUES nous murmure, ce n’est pas une nostalgie, encore moins une résignation. C’est une forme de clairvoyance. L’humain, dans sa volonté d’inscrire partout son empreinte, s’est peu à peu effacé de lui-même. À force de vouloir nommer, cadrer, maîtriser, il s’est coupé du rythme souterrain de ce qui le fait vivre.

    Mais il n’est pas trop tard pour apprendre à voir autrement. Ni à écouter.
    Cette exposition n’est pas une dénonciation. Elle est une ouverture. Une fissure dans la surface lisse de notre modernité. À travers la matière, la lumière, les formes, elle propose un retournement : regarder la nature non plus comme un décor abîmé, mais comme un sujet résilient, un allié silencieux, un miroir du possible.

    Là où l’homme s’est cru maître, la terre a attendu. Là où l’homme s’est cru seul, le vivant a patienté.

    Le philosophe Edgar Morin nous rappelle que « la voie de l’humain est une voie de reliance ». Cette reliance, ce lien brisé, est peut-être ce que chaque œuvre ici tente de réparer — à sa manière, discrète, non conquérante. En convoquant la beauté blessée du monde, les artistes nous rappellent que nous ne sommes pas à l’extérieur de la nature, mais au cœur de ses métamorphoses.

    Et si le sens de notre époque — ce vide dense qu’on appelle anthropocène — était justement de redevenir capable de silence, de lenteur, de reliance ? Non pour régresser, mais pour réapprendre. Réensauvager notre regard. Redonner à la création le pouvoir de relier.

    Comme Sisyphe, peut-être, nous sommes condamnés à recommencer. Mais cette fois, nous pourrions choisir une autre pente. Non plus celle de la domination, mais celle de la conscience. Et retrouver, au bout du chaos, quelque chose d’aussi ancien que la vie : une promesse d’équilibre.