Julien Friedler : dealer d'utopies
Julien Friedler est un artiste, un être à part, qui relève de l’étonnement rizhomique (attention le rhizome n'est pas la racine selon Deleuze et Guattari). Nous sommes en 2021, au beau milieu d’une pandémie, Julien Friedler continue à créer des œuvres à les entremêler de concepts, à les émailler de grande(s) culture(s). Partout, on retrouve des traces de nos mythes, de nos littératures, de nos cultures traditionnelles...
Il y laisse, à loisir, les signes de notre société. Qui prendra le dessus, est-ce la pulsion Amok (en ethnologie, cela désigne un comportement meurtrier) ou bien Kalinka (serait-ce une baie russe) ? Dans cet affrontement entre deux mondes, faut-il lire une confrontation entre la démesure guerrière et la quête d'une société apaisée ?
Julien Friedler - Le temple d'Amok (2014) - 88 x 61 cm
Julien Friedler parle de l'effacement de la "Grande Culture". Cette culture qui nous lie de manière ferme les uns aux autres, à notre humanité, à notre histoire. Celle qui sous-tend l'unité de la société où nous vivons. Tout cela semble "balayer par un revers de main" nous dit Julien Friedler. Mais qu'est-ce qui a opéré ce changement ?
Les Fondamentaux
Où est donc passée cette "Grande Culture" ? Résidait-elle dans les monothéismes ? Dans le rapport que chaque individu entretenait avec un texte. "Un grand texte" porteur de valeurs autant que de totems et de tabous ? Ces textes porteurs de reconnaissance, de lien (sens étymologique du mot religion - "religarer" ou "relier"). Relier les humains est-il encore possible après la "mort de dieu" ? Survivre à Darwin, à Nietzsche au XXème siècle est-ce encore possible ? Sans doute, est-ce pour cela que Julien Friedler a peint son auto-portrait dans sa toile intitulée l'aveugle.
Julien Friedler - L'aveugle
Sommes-nous tous aveugles ? Tant que nous baignons dans ce monde qui ne cesse de s'accélérer, nous laissant sans répit, nulle part sans nous cacher ? Tous produits du capital, tous soumis à ses règles strictes d'échanges sur le marché... Aveugles sans lien, perdus, dans l'accélération des choses, du système...
Mais alors, pourquoi ne sommes-nous plus capables de cette prise de recul, de l'analyse conceptuelle, du consensus ? L’explosion de la sphère médiatique, la superposition des commentaires, l'enchevêtrement de l'instantané, nous entraîne dans un tourbillon, un vide, une dépersonnalisation... Qui sommes-nous dans un monde qui nous pousse à nous fragmenter davantage en répondant à des injonctions marketing diverses ?
Nous sommes plus qu’une simple somme de nos fragments. C'est ce que semble nous crier au visage Les Fondamentaux de Julien Friedler. Pour sortir de cela, nous devons prendre le temps de nous arrêter, faire un pas de côté. Dans ce bref texte, Julien Friedler, nous entraîne dans les arcanes de la suspension de notre soumission aux injonctions contradictoires. Arrêtons-nous ! Prenons le temps de l'art. Au final, nous sommes faits de nos expériences, de nos amitiés sociales et sociables. Dans cet opuscule, tout est dit des arcanes expérientiels de la pensée à la fois artistique et globale de Julien Friedler.
L’innocence
Dans un texte intitulé "Témoin du siècle", j'ai raconté ma rencontre avec Julien Friedler. Dans son atelier une installation "monument" : Les innocents.
Nulle innocence ici, chacun peut y lire l'histoire du XXème siècle, les camps, les chocs pétroliers, les guerres, les errances et au milieu une classe surréaliste de peluches. Tout peut prendre feu en une fraction de secondes... "Tout est inflammable" comme l'histoire, comme l'innocence semble nous dire Julien Friedler. Selon lui, ce sont bien les enfants le coeur de cette installation. Cette souffrance enfantine accumulée au fil des conflits, des constructions guerrières et barbares de notre modernité.
En 2006, j'écrivais "Âme ouverte, âme offerte, nous allons et venons dans le jardin de nos blessures. Tendresse émouvante, poignante. Enfance écorchée sur les pavés. Caricature des batailles de boules de neige. Pourquoi faut-il que chaque note rime avec une balle perdue ? Un cri de guerre ? La tragédie de l’humanité s’inscrit dans le labyrinthe des innocents."
Quelle place pour un monde commun ? Est-ce encore possible à l'heure où le XXIème siècle génère un bug humain ? Comment l'humanité peut-elle faire sens ? De détail en détail, d’ombre en ombre, un assemblage de sensations se fait. Tout s’entremêle.
En 2006, mais cela pourrait être aussi bien aujourd'hui, j'écrivais "Comment en sortir ? Jack Balance en guide. Nous sommes en quête de la lumière, de la vérité. Mais est-elle une ? Multiple ? Valse incertaine des choses, des petits bruits du quotidien. Les cris des enfants dans la cour de récréation. Le souffle d’un enfant endormi. Les piaillements des oiseaux au petit matin. La première brume. Les premières pluies du printemps. Une porte claque. Le sang se déploie. Tâche de couleur. Fuite de la vie. Un cœur s’arrête. Un monstre naît."
Mais Julien Friedler l'avait bien compris par son écoute du monde, comme de ses patients (lorsqu'il était analyste et fondateur de La Moire), il faut qu’en ce début de XXI° siècle, une personne témoigne. Avec conviction, mais surtout que ses tripes, avec sa sensibilité, et, expose son vécu. Julien Friedler en créant les Innocents dresse une œuvre bouleversante qui voit le monde à travers sa lucidité, sa course à sa perte, sa course à la destruction de soi et des autres.
Jack Balance & le Boz
Jack Balance, un clown, un double de notre artiste. Un double qui s'autorise, qui détourne, contourne les règles, qui se joue avec ironie et cynisme de chaque situation. Depuis, Jack Balance sort de cage. Il va et vient dans le monde, dans les expositions. Il dit, il affirme, remet en cause les monothéismes, pose la question de la création.... De performance en performance, il nous étonne, il nous agace, il voyage vite, il contourne les règles de l'identité. Qui est-il ? Si ce n'est lui-même ? Est-il un visage dupliqué de l'artiste ? Une copie illimitée ?
Il faut bien un clown pour expliquer un concept, une légende celle du Boz ou bien de Julien Friedler, on ne sait plus, les frontières se confondent. Nous sommes dans un univers qui serait un chiliogone (χιλιάγωνος). Mais sur quelle face sommes-nous quand nous interrogeons la figure de Jack Balance ?
Celle qui serait la clef de la compréhension du Boz ? Mais qu'est-ce que ce mot ? Un néologisme ? En népalais, je l'ai appris bien plus tard, le "boz" signifie "le poids sur les épaules". En hébreu, Boaz ou Booz, « en lui (est) la force », est un personnage du livre de Ruth. Mais c'est aussi le nom du commune en France ou d'une plante toxique (en Roumanie). Mais alors, le Boz ne serait-il pas simplement un phamarkon (tout à la fois remède, poison et bouc émissaire) ?
Jack Balance speaks about BOZ from Spirit of Boz on Vimeo.
Au coeur du Boz un monde, un univers, un questionnement créatif. Il faut trouver les bases de ce qui sera un monde en commun. Faut-il une nouvelle religion (fusse-t-elle pour les humains ou les robots) ? Faut-il faire oeuvre de résistance en interrogeant ce qui fait notre quotidien ?
"C'est quoi au juste le Boz ?" Si vous posez cette question à Julien Friedler, il sourira, et, en quelques volutes de fumée de cigarettes, il extirpera de ses expériences passées l'idée d'un monde enchanté, né à partir d'un mythe. Un monde partagé d'enchanteurs qui prendront le temps. Le temps de s'interroger, de déplier leurs pensées.
Déplier c'est marquer un arrêt, une respiration. Regarder le ciel. Fuir ce monde de bruit, de fureur, apprendre à sortir de ce long et mouvant mouvement de stress (universel). Nous devisons sur des philosophes, des lignes de livre, de mots perdus, volés, retenus. C'est agréable. Serions-nous entrain de créer ?
Dans sa démarche, Julien Friedler met en place ce qu'il désigne sous le nom de Be Art : une tentative à transcender le champ de l’art de sorte à le projeter dans le champ social. À l’inverse du Pop Art qui rapatria des icônes populaires dans une enceinte privilégiée, le Be Art visera à investir des populations pour, de proche en proche, les transformer en un avatar de l’Artiste.
Ici, la population comme telle sera donc productrice d’œuvres, moyennant les individus qui la composent. En l’occurrence, il suffira d’en être pour le devenir ; selon cet axiome, il y a en chacun de nous un artiste qui sommeille.
Nuit du Boz
Le 2 décembre 2006, Julien Friedler lançait la Nuit du Boz. Moment disruptif à une époque où les réseaux sociaux ne battaient pas encore leur plein. Affichage dans les rues de Bruxelles, en happening sauvage, la soirée s'annonçait...
Nous ne sommes que des ombres dansantes, répondant à six questions fondamentales. Toujours les mêmes... Quel drôle de phénomène, Julien Friedler annonce que ce "tour du Boz" débute ainsi et se terminera en 2086. 80 ans du Boz, au-delà de notre finitude. Tout le monde s'amuse, se joue des musiques, des bulles de champagne, une douce ivresse poétique s'empare des danseurs d'une nuit sur fond de musiques électroniques. Projection de la vie qui passe ou allégorie contemporaine de la caverne ? Ici débute la Forêt des âmes.
La forêt des âmes
Du Togo à Santiago du Chili en passant par New-York, Milan, Rome, Paris, Londres Moscou, Katmandou, le Togo, Lhassa, Pékin la Forêt des âmes propose à chacun de s'arrêter.
De prendre le temps d'une minute, à des jours entiers pour répondre à six questions fondamentales, toujours identiques... avec l'écart des traductions, mais ce sont toujours ces questions au coeur de nos sociétés.
Six questions invariables posées, à tous et à toutes, sans discrimination (mandant, marchand d'armes, tueurs, psychopathe, ouvrier, danseur... plombier.. qui que vous soyez vous pouvez répondre). Cette œuvre s’achèvera le 2 décembre 2086.
Il s’agit donc d’une Vanité, au sens classique du terme, qui sera pérennisée par une “Forêt des âmes”. Une vanité, car a priori, son créateur n'en verra pas la fin. Seules seront visibles pendant ce temps, les traces de ce tour. Des images, des vidéos, des portraits de ceux qui remplissent le questionnaire. Ombres mouvantes d'une archéologie se faisant.
Six questions simples, six questions fondamentales à toutes les sociétés et civilisations :
- Dieu existe-t-il ?
- Comment caractériser cette époque ?
- Comment voyez-vous l'avenir ?
- Êtes-vous heureux ?
- La sexualité est-elle importante ?
- Qui suis-je ?
Les réponses, plus de 70.000 questionnaires déjà et des réponses multiples, des dessins, des œuvres, des écrits. Les questionnaires, par la suite, sont mis dans des colonnes. Et les colonnes exposées de manière aléatoire dans le monde. Sans doute serviront-elles un jour de repères dans notre espace, elles seront un reflet, un miroir de notre humanité passée...
Boz & Spirit of Boz
Impossible de clore un article sur Julien Friedler tant nous ne parvenons jamais à décrire toutes les faces du chiliogone. Chaque tentative de totalisation échoue, ou part de côté, pour explorer encore quelque chose que l'on n'a pas perçu, ou pas encore vu, ou pas encore compris. Pour comprendre son oeuvre il faut la métaboliser. Mais revenons au Boz, que serait-il si ce n'est un mouvement ?
C'est, en quelque sort, un mouvement de chercheur d'art. Par sa démarche Julien Friedler ouvre la boîte de la création, de la libre expression. C'est en faisant ce constat qu'il a mis en place un projet concomitant à la Forêt des âmes : Give Up.
Ce projet s'édifie autour d’un objet quelconque donné par quiconque. Basée sur l’association libre et le concept "d’objet transitionnel", cette œuvre sollicite l'imaginaire collectif. Des artistes se répondent, d'un pays à l'autre. Le premier exemple entre des artistes du Togo et des artistes de Belges, puis il y a eu les échanges entre le Népal et l'Indonésie, entre la France et la Chine...Et tout ceci continue...
Julien Friedler Spirit of Boz from Spirit of Boz on Vimeo.
Le Boz & son refuge ?
Dans ces temps incertains, l'artiste a lui aussi besoin de recentrer son oeuvre, de l'exposer mais aussi d'avoir un lieu refuge. Un lieu d'où tout part et tout revient. Un lieu où l'art se donne à voir dans le calme et la précision du temps.
Un lieu (ressource) qui permette d'interroger le monde, ses turpitudes, ses errances et de rester au calme, loin du bruit et de la fureur. Une façon de pouvoir confronter le Boz aux regards des philosophes contemporains et de pousser la réflexion encore plus loin. De montrer l'art, de faire de l'art, de donner aux autres la possibilité de s'initier à ce monde si différent, si "bozien".
On ne sort jamais indemne d'une confrontation à l'oeuvre de Julien Friedler. Chaque oeuvre est une porte sur un monde, un devenir. Je ne cesse depuis notre première rencontre de m'interroger sur cette passerelle lancée entre les civilisations, à l'heure des nouvelles technologies, prendre le temps. C'est presque merveilleux, féérique. Il s'agit de donner à voir autrement, ou percevoir l'altérité simplement dans sa différence. En cela, Julien Friedler est un dealer d'utopies.