De la violence
Paradoxe de notre époque, des manifestations sont autorisées, mais les manifestants empêchés de se regrouper ? Les rues coupées, les groupes de manifestants se retrouvent coincés à différents endroits... La colère des camps monte... Et pourtant il n'est pas midi, quand je prends, au vol, cette image.
Il faut donc situer notre époque : pandémie (un peu plus d'un an), manifestations des gilets jaunes, tous les samedis (presque trois ans)... sans oublier les manifestations des soignants (pour demander des moyens pour les hôpitaux, depuis des années), les manifestations contre le changement des régimes de retraite... les manifestations des enseignants... Notre époque est en colère, notre époque crie... Mais qui l'entend ?
J'ai arpenté de nombreuses manifestations, j'ai suivi des mouvements de foule, j'ai essayé de comprendre les discours, d'entendre les revendications. Elles sont multiples : tantôt familières, tantôt singulières, parfois très éloignées du réel. Et toujours, je repense à Gustave Le Bon et à sa Psychologie des foules. Chaque individu en foule a ses présupposés, ses certitudes, mais la foule, elle, porte un autre message. Encore plus aujourd'hui par la médiatisation permanente. Au final, qui veut faire dire à une foule l'inverse des messages portés par les individus qu'elle contient, c'est possible... C'était déjà le cas à l'époque de Gustave Le Bon... alors aujourd'hui... Mais alors pourquoi tant de manifestations et tant de répressions des manifestants ?
Les mots de Nietzsche reviennent en force : "l'État est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s'échappe de sa bouche : “Moi l'État, je suis le peuple“" . Ainsi parlait Zarathoustra.
Qu'est-ce que la violence ?
Le mot en lui-même fait son apparition au XIIIe siècle et signifie "par la force". C'est par la force que l'on obtient des aveux, des conditionnements... La violence est donc assimilée à un certain de degré de force : "vent violent", "film violent"... Paradoxalement la boxe, ou les arts martiaux engagent de la force, et le corps à corps et pourtant ils ne sont pas qualifiés de "sports violents".
La violence, selon Aristote, apparaît dès que l'on contrarie la tendance naturelle d'une chose. Ainsi en va-t-il par exemple d'une pierre que l'on jette vers le haut. Aussi, par analogie, nous pourrions dire que si nous admettons que tout être humain a la capacité de se déterminer lui-même, alors, il y a violence d'ès qu'on use de contrainte sur lui pour infléchir sa volonté. Mais une telle définition ne nous conduit-elle pas à confondre la violence avec la force et donc à reconnaître l'existence même d'une anarchie nécessaire ?
Ne nous faut-il circonscrire la définition de la violence avec les mots de Julien Freund comme étant une "explosion de puissance qui s'attaque directement à la personne et aux biens des autres en vue de dominer soit par la mort, par la destruction, la soumission ou la défaite" ? Ainsi définit la violence se limite aux actes de violence. Freund montre ainsi que peuvent exister des "situations de violence" dues aux violences latentes (institutionnelles ou situationnelles).
Étymologiquement, la violence est liée à la force (vis) et elle l'est sémantiquement au "viol" (faire violence).
En d'autres termes, la violence pourrait être définie comme ce qui porte atteinte à notre intégrité par le moyen de la force. Cela revient à détruire notre capacité d'agir (cf. Ricoeur, Soi-même comme un autre).
En réalité, que l'origine de la violence soit située dans un instinct d'agressivité (cf. Konrad Lorenz), ou dans les conflits liés aux intérêts économiques (cf. Marx), ou dans l'extériorisation d'une pulsion de mort (cf. Freud), nous devons regarder la violence sous deux angles : celui politique et celui philosophique.
Politique & violence
La violence est indéniablement un élément de la conquête et de l'exercice du pouvoir. Cependant Machiavel a bien montré que son efficacité ne réside pas dans l'usage de la force nue (écoutez l'émission de France Inter sur ce sujet).
Pour Machiavel, le prince (celui qui détient l’autorité politique) doit user de tous les moyens nécessaires à la réalisation de ses objectifs : selon une phrase qui lui est injustement attribuée, « la fin justifie les moyens ».
Le prince doit conserver le pouvoir autant qu’il peut ; il peut ainsi user de la force, de la ruse, de la violence ou dissimuler pour y parvenir, le but étant d’être efficace afin de parvenir le plus rapidement possible à ses fins. Le mal est donc un instrument nécessaire en politique.
Selon Machiavel, la meilleur méthode pour arriver au pouvoir consiste en la création de discours autour de mises en scène. Le prince peut également utiliser la religion pour prendre le pouvoir et contraindre son peuple. Machiavel ne voit pourtant pas dans la religion le fondement du pouvoir (qui vient de la force). La politique n’est donc qu’une stratégie, tout étant fondé sur un rapport de force, entre le pouvoir, les rivalités et les conquêtes. Comme une guerre, le jeu politique doit se mettre en place avec une certaine habileté. L'État donc utilise la force pour faire passer des lois pour le "bien" du peuple.
Clairement Machiavel montre que le prince cherche à modifier l'ancien modèle de pouvoir afin de stabiliser le sien. C'est donc une modification totale du système qui doit s’opérer : les habitants devront rebâtir les villes et s’adapter. Une citation pour finir sur le système "Machiavel" : “Gouverner, c'est mettre vos sujets hors d'état de vous nuire et même d'y penser.” (cf. Le Prince).
Attention, cependant, la violence de l'État n'est pas légitime. Selon Max Weber : "un État est une communauté humaine qui revendique le monopole de l'usage légitime de la force physique sur un territoire donné". L'État dispose donc d'un outil que les autres n'ont pas c'est la contrainte pour faire respecter des règles, des lois, le droit...
Pour Max Weber, si l'État a ce monopole de la violence ou de la contrainte, c'est qu'il a su s'en faire reconnaître comme le seul agent légitime.
Nous pourrions lui opposer la vision d'Hannah Arendt "être politique, vivre dans une polis, cela signifiait que toutes choses se décidaient par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence". Une telle société est-elle tenable ? L'idéaliste que je suis réponds doublement oui... Mais la philosophe peut-elle suivre ce même raisonnement ?
Violence & Philosophie
Ainsi posée comme sous-rubrique, nous pourrions presque croire que la philosophie est une violence. C'est une joute conceptuelle entre des arguments contraires qui nous est nécessaire pour mieux comprendre le monde (et nous défaire de notre encombrant ego et de ses mauvaises habitudes).
Faut-il dès lors, être comme Calliclès et défendre la violence ? " Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j'en suis sûr. C'est donc en fonction d'eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur être supérieurs. C'est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu'ils disent qu'il est vilain, qu'il est injuste, d'avoir plus que les autres et que l'injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car, ce qui plaît aux faibles, c'est d'avoir l'air d'être égaux à de tels hommes, alors qu'ils leur sont inférieurs. (...) Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste." (cf. Platon, Gorgias, 483b-484a).
C'est un peu ce que l'on retrouve chez Nietzsche qui écrit "vivre c'est essentiellement s'approprier, blesser, subjuguer l'étranger et le faible, l'opprimer, être dur, lui imposer nos formes propres, l'incorporer et au moins - au minimum- l'exploiter" (cf. Par-delà le bien et le mal).
Pour Derrida, la violence est inhérente à la construction des états. "Tous les États-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette vérité irrécusable. Sans même exhiber à ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est antérieur à la loi ou à la légitimité qu’il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par là-même". Cette violence commence par le discours lui-même. Il faut se faire violence pour reconnaître et désigner l'ennemi par le discours.
Cependant le langage n'est-il pas la clef pour exclure toute violence ? Avec Socrate, nous pouvons faire le choix du dialogue raisonnable avec autrui. En raison de ce qui nous est commun, nous pouvons établir le dialogue, essayer de se comprendre mutuellement. On retrouve aussi cette posture chez Emmanuel Levinas, à partir du moment où nous reconnaissons en autrui un être radicalement différent de nous-même, alors nous sommes dans une posture de respect. L'autre désigné comme tel est autant démuni et vulnérable que nous. C'est précisément cette reconnaissance qui nous fait sortir de la violence, à savoir la volonté s'assujettir l'autre.
Ce que nous pourrions conclure de tout ceci c'est que l'organisation sociale ne peut qu'interdire le déchaînement de la violence. Et si elle le fait c'est qu'elle le confisque à son profit. Nous retombons ainsi sur notre paradoxe : la création d'une violence officielle, légitimée par la nécessité de maintenir l'ordre social. Pour désamorcer la violence, il nous reste la pensée de Vladimir Jankélévitch : "c’est la force qui s’oppose à la faiblesse. La violence elle, s’oppose plutôt à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n'a souvent pas d'autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale parce que faible précisément ….» La violence serait-elle une force faible ?