Trace(s) de révolte(s)
Donner à voir. Dire l'indicible. Tenter de formuler une question. Rompre une soumission. Faire corps. Donner de la voix. Chercher à briser une fatalité. Poser des limites. Demander des droits. DIRE. C'est tout cela à la fois le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes. Une colère plurielle, multiforme qui veut dire la misère, la difficulté des fins de mois, les errances de discours, les résignations, les désignations faciles, les nouvelles formes de totalitarisme(s).
Comment rendre compte de cette actualité tout en gardant la possibilité de l'examen critique ? Paradoxe que nous devons dépasser pour élaborer une tentative de compréhension. Dans son ouvrage Oppression et liberté, Simone Weil écrit : "on pense aujourd’hui à la révolution, non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes". Se révolter c'est hurler au monde, c'est rétablir le rapport de force. La résolution, elle, arrive bien plus tard.
Le monde réel n'existe pas. Poser ainsi cette affirmation fait crier, fait taire, fait rire... Le réel (notre réel) est une réorganisation permanente de nos perceptions. Notre cerveau trie, met en forme, détourne, retourne. Première résultante de nos errances perceptives : les biais cognitifs. Nos biais cognitifs sont parfois entretenus par des paroles répétées, des paroles d'autorité, des paroles amicales, médiatiques, familiales, etc..
Si on vous montre le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes par le biais de la casse, alors vous répèterez cette idée que le mouvement a été mis en place pour casser. Si on vous le montre sous un autre angle comme celui de la pauvreté alors vous serez enclin à vous en détacher en disant que vous n'appartenez pas à cette catégorie. Si on vous montre les violences policières vous allez probablement dire que tout ceci est une injustice.
L'ensemble de ces propos sont au coeur des Gilets Jaunes. Nous pourrions y ajouter une part de racisme, une part d'anti-sémitisme, etc. Mais il y a aussi mille autres choses.
Tous les samedis, je suis venue au coeur de ce mouvement, j'ai pris des clichés (comme souvent décalés) pour montrer, pour décliner autrement cette actualité. Au fil des rues, au fil des cris, au fil des gaz étoilés dans le ciel de Paris, des rebonds de fumée sur les toits, les feux de rues, j'ai suivi les pas usés, j'ai écouté les propos, j'ai pleuré, j'ai eu le coeur serré...
Un corps doit être situé disais-je dans une réponse à un article de Pascal Engel. Un corps situé dans le mouvement des gilets jaunes, c'est un corps qui brave le froid, qui se fait prendre entre les avancées des CRS, les souffrances morales des citoyens, les gaz, la pluie... C'est aussi un corps traversé, transpercé des discours médiatiques, des incertitudes des étudiants, des amis, des doutes (sur l'avenir, le temps présent, l'actualité).
Cette carcasse, qui est mon corps depuis des années, a décidé de donner à voir. Juste montrer, à chaque instant saisi, tout ce qui trouve devant mes yeux (partie infime de mon corps situé, pris dans toutes les contradictions de l'instant). Certains me reprochent de ne pas faire de vidéo.
Nous n'avons pas besoin de mes vidéos, nous avons besoin d'images fixes, d'images suspendues à notre réflexion, à notre respiration, à notre recherche de sens. Les réseaux sociaux débordent de vidéos, de témoignages directs. Ma recherche re-stitue, suspend le flux de l'actualité. Prendre le temps, le distordre pour en saisir les flux permanents. Donner à voir encore. Donner à regarder. Donner du temps à l'urgence. Sortir des ghettos, des partis, regarder au plus près notre malheur commun.
Aujourd'hui j'ajoute les traces des luttes tantôt imperceptibles (presque poétiques) et les rages en mots (ou les maux en mots) surexposées. Des restes de grenade entre les feuilles, des verres éclatés, des vitrines brisées, des tags, des pavés abandonnés au pied d'une église.
Dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Simone Weil écrit "le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu". Aucun contenu ou bien tous les contenus en même temps ? La révolution vient de toutes les contradictions qui ne peuvent plus être silencieuses.
Dire l'urgence pour rétablir le rapport de force entre deux camps invariablement toujours les mêmes : opprimés & oppresseurs.
L'État, par définition, est une structure hiérarchique, il est donc nécessairement celui qui opprime. C'est sa structure fondamentale, il exerce le pouvoir en ordonnant, en soumettant la population à ses ordres. De l'autre côté, la population qui doit être aux ordres, est structurellement (à l'heure où nous parlons) dans la partie adverse : elle est opprimée. Mais ce n'est pas parce que ceci est vieux depuis des millénaires que cela ne peut pas changer. Nous n'allons pas vers plus ou moins de barbaries. Nous sommes des barbares.
Dans Réflexions sur la barbarie, Simone Weil écrit :"Bien des gens aujourd'hui, émus par les horreurs de toute espèce que notre époque apporte avec une profusion accablante pour les tempéraments un peu sensibles, croient que, par l'effet d'une trop grande puissance technique, ou d'une espèce de décadence morale, ou pour toute autre cause, nous entrons dans une période de plus grande barbarie que les siècles traversés par l'humanité au cours de son histoire. Il n'en est rien. Il suffit pour s'en convaincre, d'ouvrir n'importe quel texte antique, la Bible, Homère, César Plutarque".
Ce tag est particulièrement frappant. Il nous rappelle plusieurs choses. La première est la dimension géopolitique de la question sociale qui nous est posée. Sur ce point, revoir ou voir le documentaire de Manon Loizeau États-Unis : à la conquête de l'Est (vous y trouverez des similitudes et des différences avec ce que nous pensons être un mouvement uniquement franco-français). Nous pourrions nous questionner sur le nouveau embargo sur l'Iran et ses suites... Nous pourrions également soulever la question suivante : qui profiterait le plus du démantèlement du marché européen ? Autant de questions indirectes, invisibles et pourtant bien palpables.
La seconde chose que nous rappelle ce tag, c'est tout le travail psychologique à l'oeuvre dans une foule. Une somme d'individus, c'est une somme de multiples expériences et de discours. L'échauffement des esprits ne signifie pas qu'il n'y ait aucune pensée derrière. Relire absolument la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Il y écrit "Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent, au premier abord, déterminés par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude attentive de ces événements découvre le plus souvent, comme cause réelle, derrière leurs causes apparentes, une modification profonde dans les idées des peuples."
D'où vient la modification profonde, si ce n'est ici de l'usage du tout technologie, de la mutation permanente de notre être, de notre subjectivité ? De là résulte la confrontation permanente entre une identité profonde et des désirs furtifs renouvelés... mais comme le souligne Zygmunt Bauman dans ce Présent liquide impossible de se construire sans s'auto-détruire en permanence. "La modernité liquide ne se fixe aucun objectif et ne trace aucune ligne d’arrivée ; plus précisément, elle n’attribue la qualité de la permanence qu’à l’état d’éphémère. Le temps s’écoule, il n’avance plus". Il n'y voyait pas de solution. Nous devons voir au-delà de ses craintes. Nous devons aller plus loin et retrouver le fil du temps, de la durée de notre humanité.
Le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes nous mettent face à notre propre contradiction : nous devons avancer mais nous sommes englués dans nos biais cognitifs répétés (conditionnés à nos habitudes dirait Bergson). Avancer signifie aujourd'hui opérer un changement de nos infrastructures économiques, sociales, collaboratives, ordonnatrices, etc. Mais cela ne doit pas rimer avec l'établissement définitif du totalitarisme (ou une réduction de la démocratie). C'est avant tout de démocratie dont l'humanité a besoin.
Le cri collectif est celui-là. Pour vivre nous avons besoin de plus de démocratie, de plus de représentations, d'échanges, de participations. La démocratie doit évoluer, prendre un nouveau visage. Poursuivons le fil sur lequel notre compréhension humaine est structurée. Culturellement nous n'avons pas encore opéré un changement de perspective(s). Ce n'est pas parce que l'état est encore une figure hiérarchique et autoritaire qu'elle ne peut pas se métamorphoser en une figure coopérative.
C'est dans un effort commun, que nous pourrons lancer les bases d'une démocratie représentative. Dans le rang des Gilets Jaunes on voit apparaître des slogans en faveur du RIC (référendum d'initiative citoyenne). C'est une étape.
Une étape qui doit nous mener vers une démocratie que je qualifie de liquide. Une démocratie dans laquelle les lignes hiérarchiques sont remplacées par des lignes égalitaires. Où le consentement éclairé doit prendre la place de la soumission (ou du marketing de la permission). Tant que nous prendrons pas le temps d'établir ce nouveau mode de fonctionnement, tant que nous restons soumis à l'ordre hiérarchique (tant confortable à certaines de nos habitudes), nous ne pourrons rendre à l'humain sa place réelle dans l'écosystème de l'humanité. Nous resterons au bord du chemin. Ne l'oublions pas, au milieu de tous les discours médiatiques faussement contradictoires entre experts (hors sol soit hors des réalités - voir le fantastique travail de l'ACRIMED sur ce sujet) : la première violence est celle économique.