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gilets jaunes

  • Fluidifions la démocratie

    Et si nous cherchions à changer nos systèmes ? À franchir la peur induite par nos habitudes mentales pour un "je ne sais quoi poétique et fluide" comme est la vie ? Dit comme cela, c'est un peu partir dans un au-delà, sans s'en donner les moyens car nos mots sont pris dans l'étreinte et la contrainte de l'histoire de notre culture. Alors ensemble, faisons un pas de côté. Devenons le flux de ces bulles de savon. Essayons d'être aussi légers, fluides, transformables, en mouvement que celles-ci. Selon notre échelle de temps, vous allez me dire qu'elles ont une durée de vie bien courte.  Qu'en savez-vous ? Devenez cette bulle, devenez un atome de celle-ci. Respirez et recommencez ce début de texte, puis enchaînez avec la suite. 

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    Faisons le pas de côté. Un pas c'est la distance nécessaire à l'interrogation, à la prise de réflexion, de recul. 

    Depuis quatre mois, la France est dans les rues. Elle se matérialise en jaune. Certains crient en affirmant en avoir assez de ne plus pouvoir circuler dans Paris, de ne plus poursuivre leur vie selon leurs désirs... dans leurs flux de consommation... 

    Je place ici ces arguments en écho à ce qui va suivre. Ils incarnent le "contre" des "gilets jaunes". Mais il ne s'agit pas d'être "pour" ou "contre". Ce clivage mental rend n'importe quelle population docile (et par conséquence médiocre certains diraient soumise).

    À l'heure où la France crie sa famine, le besoin d'un renouvèlement des idéaux, des systèmes politiques, certains affirment haut et fort qu'il faut réduire la démocratie.

    Le mouvement des "Gilets Jaunes" entraîne dans son sillage de multiples questions, défis. Ce n'est pas une nouveauté, j'ai suivi et je suis encore ce mouvement. Dès les premiers jours, j'ai été faire des photographies de l'intérieur. Et c'est là qu'il devient nécessaire d'appliquer ma théorie du "corps situé". Pourquoi ? Car une fois que l'on prend conscience de l'écart de traitement de l'information entre ce qui se déroule sur place, la variété de la foule, la diversité des profils et ce qui est montré ou surjoué, nous pouvons mesurer toute l'importance de ce qui se joue dans les rues depuis quatre mois. 

    Rien de neuf dans la manipulation de l'opinion publique depuis le formidable texte de Gustave Le Bon : psychologie des foules.  Évidemment il faut ensuite lire Propaganda, comment manipuler l'opnion en démocratie de Edward Bernays. Puis évidemment, n'oubliez pas Noam Chomsky, propagande, médias et démocratie.

    Une fois cela posé, la question n'est plus "pour" ou "contre" mais "avec" ou "sans".

    Être "avec" ne signifie pas soutenir ou défendre tous les propos qui se trouvent dans la foule devenue jaune. C'est parfaitement impossible. Mais être "avec" signifie se positionner, questionner son environnement formidable, c'est lever le voile du décor qui nous entoure. C'est faire ce travail débuté et suggéré par le Comité Invisible, à partir de 2007. C'est se rapprocher de la théorie de Théodor Adorno : « Parce que l’histoire, en tant que chose qui peut être construite, n’est pas le bien, mais l’horreur, la pensée véritable est d’abord négative. La pensée de l’émancipation ne procède pas de ce qu’elle vise l’idéal d’une société juste, mais qu’elle se sépare d’une société fausse. » 

    C'est prendre conscience que nous sommes dans une économie de marché qui a conduit à une économie de la pensée. C'est aussi voir que les "avec" doivent se confronter aux insultes (aux invectives, aux dénis, etc.) du clan des "sans". 

    C'est quoi le clan des "sans" le mouvement des "Gilets Jaunes" ? Ce clan est, lui aussi, protéiforme. Cependant toutes ces antennes (ou sous-groupes) se rejoignent dans l'idée de faire "sans" cette majorité française qui s'épuise au quotidien à courrir les jobs multiples, les fins de mois difficile, les barrières sociales rencontrées. Ils continuent à proclamer que nous sommes en République et qu'elle est méritocratique. Pour ceux, qui auraient encore envie de croire à la méritocratie, je glisse la vidéo de la philosophe Chantal Jaquet pour comprendre l'illusion de la méritocratie. 

    Donc dans le clan des "Sans", il faut maintenir l'ordre existant, ce quel qu'en soit le prix. Souvenons-nous de la petite phrase de Luc Ferry, en janvier 2019, où il appelait à l'usage par les policiers de tir à balles rélles sur les manifestants. Avant elle, en décembre 2018, Pascal Bruckner catégorisait les Gilets Jaunes "la motié ont des antécédents judiciaires". Si nous traduisons son sous-entendu s'ils ont de tels antécédents alors nous pourrions bien faire sans eux, notre société serait bien meilleure... En janvier 2019, Pascal Bruckner affirme la tyranie de ce mouvement. Ici je n'ai pas besoin de souligner que jamais, il ne pose la question de la tyranie économique qui pousse la population dans la rue.

    Une lecture qu'il faudrait imposer à ces "intellectuels du marché" c'est le livre de Juan Branco, Crépuscule : "Le pays entre en des convulsions diverses où la haine et la vio- lence ont pris pied. Cette enquête sur les ressorts intimes du pouvoir macroniste, écrite en octobre 2018, vient donner raison à ces haines et violences que l’on s’est tant plus à déconsidérer. Impubliable institutionnellement, elle l’est du fait des liens de corruption, de népotisme et d’endogamie que l’on s’apprête à exposer.

    Tous les faits, pourtant, ont été enquêtés et vérifiés au détail près. Ils exposent un scandale démocratique majeur : la captation du pouvoir par une petite minorité, qui s’est ensuite assurée d’en redistribuer l’usufruit auprès des siens, en un détournement qui explique l’explosion de violence à laquelle nous avons assisté."

    Au moment où les Gilets Jaunes imaginent ou repropulsent l'idée du RIC, "faire sans" s'éclaire d'un sens nouveau. Dans une interview, du 25 mars 2019 dans le journal  belge L'Echo, Bernard-Henri Lévy décide de lutter contre les populisme en réduisant un peu plus la démocratie, il affirme "Quand cette population-là vote pour le pire, le racisme, l’antisémitisme, la haine, quand ils sont encore minoritaires, je pense qu’il faut leur dire : on ne tiendra pas compte de ce que vous dites», proclame-t-il. Le quotidien, certainement étonné de la réponse, se demande si la manœuvre est démocratique. Ce à quoi BHL réplique : «Si, c’est démocratique.»

    Un peu plus loin il assume pleinement son choix : « C’est ce qu’a fait Pierre Mendès France. Au moment de son investiture comme président du Conseil, il avait prévenu les communistes : "Vous pouvez voter, je ne comptabiliserai pas vos voix dans ma victoire". [...] On a parfaitement le droit de dire à une partie de l’électorat : "Ne perdez pas votre temps ; les voix de la haine, de l’antisémitisme, du racisme, ne seront pas entendues."»

    Nombreux sont les étudiants qui me posent des questions sur cette situation. Sommes-nous au début de quelque chose ? Nous sommes davantage en mouvement qu'au début de quelque chose. L'histoire de l'humanité est faite de ces milliers d'actions qui s'agrègent les unes aux autres pour parfois aboutir à des solutions radicales, ou à des changements brutaux. Il faut abandonner des repères construits autour d'une société fondée autour de la consommation de masse.

    La "fin" de cette transformation, nous ne pourrons la comprendre qu'après. Un peu comme une course, il faut franchir la ligne pour l'achever - pour dire "c'est fini, c'est fait". Aujourd'hui il faut franchir un seuil : celui de la transformation radicale de notre société et donc de cette économie. Pour l'instant, notre esprit doit accepter cette fragmentation de notre société. Il y a, comme le souligne le Comité Invisible, dans leur dernier ouvrage intitulé Maintenant à "accepter la fragmentation du monde et travailler à la liaison entre les fragments qui se détachent. Renoncer à la politique et ses vastes perspectives désertes au profit des possibilités révolutionnaires nées d’une élaboration de proche en proche. Repenser la révolution non plus comme processus constituant, mais comme patient processus de destitution. Admettre que le problème n’est pas de sortir de l’euro, mais bien de sortir de l’économie."

    Sortir de l'économie, c'est possible si et seulement si nous repensons nos modèles d'existence : en réseau, en fluidité. Une démocratie fluide, c'est rendre chaque individu responsable de lui-même au coeur d'un écosystème nouveau. C'est cela l'enjeu de la démocratie liquide accepter cette transformation et donner la parole aux individus pour faire émerger une nouveau système plus coopératif, plus vivant. 

  • Trace(s) de révolte(s)

    Donner à voir. Dire l'indicible. Tenter de formuler une question. Rompre une soumission. Faire corps. Donner de la voix. Chercher à briser une fatalité. Poser des limites. Demander des droits. DIRE. C'est tout cela à la fois le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes. Une colère plurielle, multiforme qui veut dire la misère, la difficulté des fins de mois, les errances de discours, les résignations, les désignations faciles, les nouvelles formes de totalitarisme(s).

    Comment rendre compte de cette actualité tout en gardant la possibilité de l'examen critique ? Paradoxe que nous devons dépasser pour élaborer une tentative de compréhension. Dans son ouvrage Oppression et liberté, Simone Weil écrit : "on pense aujourd’hui à la révolution, non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes". Se révolter c'est hurler au monde, c'est rétablir le rapport de force. La résolution, elle, arrive bien plus tard. 

    Le monde réel n'existe pas. Poser ainsi cette affirmation fait crier, fait taire, fait rire... Le réel (notre réel) est une réorganisation permanente de nos perceptions. Notre cerveau trie, met en forme, détourne, retourne. Première résultante de nos errances perceptives : les biais cognitifs. Nos biais cognitifs sont parfois entretenus par des paroles répétées, des paroles d'autorité, des paroles amicales, médiatiques, familiales, etc..

    Si on vous montre le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes par le biais de la casse, alors vous répèterez cette idée que le mouvement a été mis en place pour casser. Si on vous le montre sous un autre angle comme celui de la pauvreté alors vous serez enclin à vous en détacher en disant que vous n'appartenez pas à cette catégorie. Si on vous montre les violences policières vous allez probablement dire que tout ceci est une injustice. 

    L'ensemble de ces propos sont au coeur des Gilets Jaunes. Nous pourrions y ajouter une part de racisme, une part d'anti-sémitisme, etc. Mais il y a aussi mille autres choses.

    Tous les samedis, je suis venue au coeur de ce mouvement, j'ai pris des clichés (comme souvent décalés) pour montrer, pour décliner autrement cette actualité. Au fil des rues, au fil des cris, au fil des gaz étoilés dans le ciel de Paris, des rebonds de fumée sur les toits, les feux de rues, j'ai suivi les pas usés, j'ai écouté les propos, j'ai pleuré, j'ai eu le coeur serré...

    Un corps doit être situé disais-je dans une réponse à un article de Pascal Engel.  Un corps situé dans le mouvement des gilets jaunes, c'est un corps qui brave le froid, qui se fait prendre entre les avancées des CRS, les souffrances morales des citoyens, les gaz, la pluie... C'est aussi un corps traversé, transpercé des discours médiatiques, des incertitudes des étudiants, des amis, des doutes (sur l'avenir, le temps présent, l'actualité).

    Cette carcasse, qui est mon corps depuis des années, a décidé de donner à voir. Juste montrer, à chaque instant saisi, tout ce qui trouve devant mes yeux (partie infime de mon corps situé, pris dans toutes les contradictions de l'instant). Certains me reprochent de ne pas faire de vidéo.

    Nous n'avons pas besoin de mes vidéos, nous avons besoin d'images fixes, d'images suspendues à notre réflexion, à notre respiration, à notre recherche de sens. Les réseaux sociaux débordent de vidéos, de témoignages directs. Ma recherche re-stitue, suspend le flux de l'actualité. Prendre le temps, le distordre pour en saisir les flux permanents. Donner à voir encore. Donner à regarder. Donner du temps à l'urgence. Sortir des ghettos, des partis, regarder au plus près notre malheur commun. 

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    Aujourd'hui j'ajoute les traces des luttes tantôt imperceptibles (presque poétiques) et les rages en mots (ou les maux en mots) surexposées. Des restes de grenade entre les feuilles, des verres éclatés, des vitrines brisées, des tags, des pavés abandonnés au pied d'une église. 

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    Dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Simone Weil écrit "le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu". Aucun contenu ou bien tous les contenus en même temps ? La révolution vient de toutes les contradictions qui ne peuvent plus être silencieuses.

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    Dire l'urgence pour rétablir le rapport de force entre deux camps invariablement toujours les mêmes : opprimés & oppresseurs.

    L'État, par définition, est une structure hiérarchique, il est donc nécessairement celui qui opprime. C'est sa structure fondamentale, il exerce le pouvoir en ordonnant, en soumettant la population à ses ordres. De l'autre côté, la population qui doit être aux ordres, est structurellement (à l'heure où nous parlons) dans la partie adverse : elle est opprimée. Mais ce n'est pas parce que ceci est vieux depuis des millénaires que cela ne peut pas changer. Nous n'allons pas vers plus ou moins de barbaries. Nous sommes des barbares. 

    Dans Réflexions sur la barbarie, Simone Weil  écrit :"Bien des gens aujourd'hui, émus par les horreurs de toute espèce que notre époque apporte avec une profusion accablante pour les tempéraments un peu sensibles, croient que, par l'effet d'une trop grande puissance technique, ou d'une espèce de décadence morale, ou pour toute autre cause, nous entrons dans une période de plus grande barbarie que les siècles traversés par l'humanité au cours de son histoire. Il n'en est rien. Il suffit pour s'en convaincre, d'ouvrir n'importe quel texte antique, la Bible, Homère, César Plutarque". 

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    Ce tag est particulièrement frappant. Il nous rappelle plusieurs choses. La première est la dimension géopolitique de la question sociale qui nous est posée. Sur ce point, revoir ou voir le documentaire de Manon Loizeau États-Unis : à la conquête de l'Est (vous y trouverez des similitudes et des différences avec ce que nous pensons être un mouvement uniquement franco-français). Nous pourrions nous questionner sur le nouveau embargo sur l'Iran et ses suites... Nous pourrions également soulever la question suivante : qui profiterait le plus du démantèlement du marché européen ? Autant de questions indirectes, invisibles et pourtant bien palpables. 

    La seconde chose que nous rappelle ce tag, c'est tout le travail psychologique à l'oeuvre dans une foule. Une somme d'individus, c'est une somme de multiples expériences et de discours. L'échauffement des esprits ne signifie pas qu'il n'y ait aucune pensée derrière. Relire absolument la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Il y écrit "Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent, au premier abord, déterminés par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude attentive de ces événements découvre le plus souvent, comme cause réelle, derrière leurs causes apparentes, une modification profonde dans les idées des peuples."

    D'où vient la modification profonde, si ce n'est ici de l'usage du tout technologie, de la mutation permanente de notre être, de notre subjectivité ? De là résulte la confrontation permanente entre une identité profonde et des désirs furtifs renouvelés... mais comme le souligne Zygmunt Bauman dans ce Présent liquide impossible de se construire sans s'auto-détruire en permanence. "La modernité liquide ne se fixe aucun objectif et ne trace aucune ligne d’arrivée ; plus précisément, elle n’attribue la qualité de la permanence qu’à l’état d’éphémère. Le temps s’écoule, il n’avance plus". Il n'y voyait pas de solution. Nous devons voir au-delà de ses craintes. Nous devons aller plus loin et retrouver le fil du temps, de la durée de notre humanité.

    Le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes nous mettent face à notre propre contradiction :  nous devons avancer mais nous sommes englués dans nos biais cognitifs répétés (conditionnés à nos habitudes dirait Bergson). Avancer signifie aujourd'hui opérer un changement de nos infrastructures économiques, sociales, collaboratives, ordonnatrices, etc. Mais cela ne doit pas rimer avec l'établissement définitif du totalitarisme (ou une réduction de la démocratie). C'est avant tout de démocratie dont l'humanité a besoin.

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    Le cri collectif est celui-là. Pour vivre nous avons besoin de plus de démocratie, de plus de représentations, d'échanges, de participations. La démocratie doit évoluer, prendre un nouveau visage. Poursuivons le fil sur lequel notre compréhension humaine est structurée. Culturellement nous n'avons pas encore opéré un changement de perspective(s). Ce n'est pas parce que l'état est encore une figure hiérarchique et autoritaire qu'elle ne peut pas se métamorphoser en une figure coopérative.

    C'est dans un effort commun, que nous pourrons lancer les bases d'une démocratie représentative. Dans le rang des Gilets Jaunes on voit apparaître des slogans en faveur du RIC (référendum d'initiative citoyenne). C'est une étape. 

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    Une étape qui doit nous mener vers une démocratie que je qualifie de liquide. Une démocratie dans laquelle les lignes hiérarchiques sont remplacées par des lignes égalitaires. Où le consentement éclairé doit prendre la place de la soumission (ou du marketing de la permission). Tant que nous prendrons pas le temps d'établir ce nouveau mode de fonctionnement, tant que nous restons soumis à l'ordre hiérarchique (tant confortable à certaines de nos habitudes), nous ne pourrons rendre à l'humain sa place réelle dans l'écosystème de l'humanité. Nous resterons au bord du chemin. Ne l'oublions pas, au milieu de tous les discours médiatiques faussement contradictoires entre experts (hors sol soit hors des réalités - voir le fantastique travail de l'ACRIMED sur ce sujet) : la première violence est celle économique.

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  • De l'écoute à la lecture

    Emmanuel Macron, discours, 10 décembre 2018, Gilets Jaunes

    Nous sommes le mardi matin, il est presque 9h. Le discours du Président de la République, Emmanuel Macron, a lieu hier soir à 20h sur l'ensemble des chaînes de télévision. Très attendu (trop sans doute), par des millions de français pour résoudre une situation inédite en France : le mouvement de colère et d'indignation porté par les gilets jaunes. 

    Notons qu'après quatre semaines de luttes pacifiques entachées par des violences à la fois policières et de casseurs, la démocratie a besoin d'une réponse, d'une discussion, d'un face à face et de mots d'apaisement. Mais ceci serait-ce déjà un présupposé idéaliste ? 

    Comme le souligne Christian LE BART"La démocratie se caractérise en principe par la liberté laissée à chaque citoyen de prendre la parole pour donner son avis sur la chose publique. En pratique, parce qu’elle est indirecte et représentative, la démocratie tend à réserver l’accès à l’espace public aux professionnels de la politique, qui monopolisent de fait le droit de parler politique avec le privilège d’être entendus, pris au sérieux, commentés, voire obéis (Manin, 1995). La professionnalisation politique, en précipitant l’autonomisation du champ politique, a accentué la coupure entre représentants et représentés et, partant, la singularité du jeu politique". 

    Un discours politique est donc un rouage extrêmement important de l'exercice démocratique. Nous allons donc prendre le discours d'abord en quelques lignes dans sa mise en scène (car oui cela compte), puis dans un second temps, dans ces mots et articulations logiques ou non.

    La mise en scène 

    Nous comprenons tous le sens de la mise en scène. Cette dernière doit servir le discours, elle le porte avec force, avec sérieux ou décontraction en fonction des besoins du sens. 

    Hier, nous avons un Président assis, statique, les mains positionnées à plat sur un bureau. Un regard droit. Les drapeaux et les dorures qui nous rappellent la fonction.  Et il y a cet objet sculpté en or qui n'échappe pas à la vue du téléspectateur.  

    Nous devons comprendre que l'heure est importante. Il s'agit d'une date clef de ce quinquennat mais aussi de l'histoire. La parole doit se dire avec gravité. 

    La diction est assez lente et articulée. Dans les yeux une lueur d'émotion sans ancrage réel dans le discours. 

    Ce sont treize minutes de discours qui vont se dérouler ainsi. 

    Ce sont treize minutes enregistrées et montées (il a certainement fallu deux à trois heures d'enregistrement pour arriver à cette production). 

    Déjà nous pouvons noter un déséquilibre entre les attentes des citoyens et le rendu. Ce qui était attendu n'était pas un exercice de réthorique mais bien un dialogue. Ce même dialogue réclamé il y a déjà quatre semaines. 

    Questions : pourquoi avoir choisi une telle forme ? Est-ce pour masquer une colère ? un mépris ? ou une incapacité au dialogue ? Un manque de temps ? 

    L'histoire y répondra sans doute, avec la même aisance que la phrase de Nietzsche "les siècles passent avec leurs visages".

    Le corps du discours

    Comme le note Virginie Delmas : "Le niveau syntaxique conjointement avec le lexique sert de fondement à l’élaboration du sens. La syntaxe, telle que l’envisageait Denise François-Geiger, est conçue comme « ce qui permet de reconstituer dans la linéarité les relations qui existent entre les éléments d’expérience, de telle sorte que le récepteur d’un message puisse reconstruire ces relations". La syntaxe n'est pas le seul outil de l'élaboration du sens, il y a l'énonciation et évidemment l'inter-action. Nous avons précédemment dit que l'énonciation était "empreinte de gravité" et que l'inter-action était fuite puisque non directe. 

    Quand nous regardons ce discours, c'est la simplicité apparente de ce dernier qui saute aux yeux. Les mots sont accessibles à tous. Il n'y a pas de possibilité d'incompréhension des mots. 

    (Dé) ou (Re) - Composition du discours

    Hier soir, dès la fin de la retransmission télévisée, j'ai cherché la retranscription du discours. À ma grande surprise, ce n'est pas sur le site de l'Elysée que je l'ai trouvée, mais sur le site du journal le Monde. À mon sens, cela ajoute une distance supplémentaire à ces propos qui n'étaient pas nécessaire. Mais décomposons les mots (en italique et entre guillemets le discours même).

    "Françaises, Français" - ici j'ai été étonnée de cet usage. Nous avons davantage l'habitude à un "chers concitoyens, chères concitoyennes". Quand les citoyens sont encore colère deviendraient-ils simplement français ?

    "nous voilà ensemble au rendez-vous de notre pays et de notre avenir. Les événements de ces dernières semaines dans l’Hexagone et outremer ont profondément troublé la Nation." En une phrase se trouve donc concentrées quatre semaines de luttes, de discours croisés, d'échanges musclés, gazés... Il s'agit bien d'un rendez-vous de "notre pays" avec l'histoire ? Non juste du pays avec l'avenir. Etonnement, cela fait de la France un tout petit pays loin des autres enjeux géopolitiques. 

    "Ils ont mêlé des revendications légitimes et un enchaînement de violences inadmissibles et je veux vous le dire d’emblée : ces violences ne bénéficieront d’aucune indulgence." - Devons-nous lire dans cette phrase que les violences inadmissibles seront punies par la loi ou bien que les milliers de personnes arrêtées samedi dernier seront condamnées peu importe la gravité de leurs actions ?

    "Nous avons tous vu le jeu des opportunistes qui ont essayé de profiter des colères sincères pour les dévoyer." Cette phrase est très intéressante. On note une tentative de déstabiliser les manifestants en laissant entendre que leur colère a été manipulée. Comme individu nous subissons des influences : cercle familial, amical, entreprise, politique, médiatique, marketing... Tous les jours, nous sommes soumis à une quantité de messages auxquels nous ne prêtons pas nécessairement attention... Maintenant la phrase dit bien "le jeu des opportunistes". Qui sont donc ces opportunistes ?

    "Nous avons tous vu les irresponsables politiques dont le seul projet était de bousculer la République, cherchant le désordre et l’anarchie." Ce sont donc les irresponsables politiques. Qui sont-ils ? A priori les extrêmes comme le soulignaient les médias quelques jours auparavant (voir ici LCI).

    "Aucune colère ne justifie qu’on s’attaque à un policier, à un gendarme, qu’on dégrade un commerce ou des bâtiments publics."

    En effet, la violence engendre la violence. Mais d'où provient-elle ? Si ce n'est d'une violence plus grande et non justifiée qui s'appelle la misère socio-économique ? 

    "Notre liberté n’existe que parce que chacun peut exprimer ses opinions, que d’autres peuvent ne pas les partager sans que personne n’ait à avoir peur de ces désaccords."

    En effet, c'est le principe de la république française. Tout citoyen a le droit de manifester, de dire ses opinions et ses désaccords, sans pour autant se trouver face à des grilles anti-émeute à dix heures du matin le 24 novembre 2018. En bouclant le quartier de l'Elysée, en interdisant l'accès à des musées, qui a engendré encore plus de colère ? 

    "Quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. C’est donc désormais le calme et l’ordre républicain qui doivent régner." Parlons de la liberté, qui est libre de consommer ? Qui est libre d'offrir des études à ses enfants ? À nouveau quand on met la liberté et la violence dans la même phrase, nous devons nous demander de quelle violence parlons-nous ? et donc en regard de quelle liberté ?

    "Nous y mettrons tous les moyens car rien ne se construira de durable tant qu’on aura des craintes pour la paix civile".  Ici est bien évoquée la "crainte de la paix civile" l'état craint-il l'insurrection civile ? Car c'est bien cela que l'on observe au coeur des manifestations, un corps à corps entre un corps civil (la foule) et un corps institutionnel (la police, la gendarmerie). "J’ai donné en ce sens au gouvernement les instructions les plus rigoureuses." Qu'est-ce qui est dit ici : "les instructions les plus rigoureuses" ? Quel est échelon supplémentaire ? Samedi dernier les chars, les chevaux, les chiens lâchés en différents endroits de la capitale. Des charges de CRS sur des citoyens, des gaz de toute part. Et après ? Le couvre-feu ? L'armée ?

    D'un point de vue de l'analyse syntaxique nous assistons en quelques phrases à une montée de la tension dramatique. N'oublions pas pas que nous sommes face à un Président qui se tient droit, qui regarde la population dans les yeux. Il incarne l'ordre républicain. IL faut donc désormais proposer ce que tout le monde attend : une écoute, des réponses, des concessions politiques, etc. 

    "Mais au début de tout cela, je n’oublie pas qu’il y a une colère, une indignation et cette indignation, beaucoup d’entre nous, beaucoup de Français peuvent la partager et celle-là, je ne veux pas la réduire aux comportements inacceptables que je viens de dénoncer."

    Cette phrase de transition signifie "je vous ai entendu". Comment amorcer et mettre en avant les réponses ? 

    "Ce fut d’abord la colère contre une taxe et le Premier ministre a apporté une réponse en annulant et en supprimant toutes les augmentations prévues pour le début d’année prochaine"" - Début de phrase axée sur la compréhension de la colère et la démonstration qu'une première réponse a été formulée. Cette première réponse était donc liée à la première question : la taxe sur les carburants. Les gilets jaunes auraient-ils un problème de formulation ? Car le président a envoyé son premier ministre pour répondre à cette demande première. Donc pas d'augmentation en début d'années prochaines, mais pour combien de temps ? 

    La fin de la phrase "mais cette colère est plus profonde, je la ressens comme juste à bien des égards" montre que le Président n'est pas sourd et qu'il ressent cette colère, cette frustration de la population. "Elle peut être notre chance". Le registre de la "chance" de la "magie ", du "hasard"... Comment une colère peut-elle être associée à la chance ? Une chance pour qui ? pour quoi ? Pour y répondre nous avons une liste : 

    "C’est celle du couple de salariés qui ne finit pas le mois et se lève chaque jour tôt et revient tard pour aller travailler loin.

    C’est celle de la mère de famille célibataire, veuve ou divorcée, qui ne vit même plus, qui n’a pas les moyens de faire garder les enfants et d’améliorer ses fins de mois et n’a plus d’espoir. Je les ai vues, ces femmes de courage pour la première fois disant cette détresse sur tant de ronds-points !

    C’est celle des retraités modestes qui ont contribué toute leur vie et souvent aident à la fois parents et enfants et ne s’en sortent pas.

    C’est celle des plus fragiles, des personnes en situation de handicap dont la place dans la société n’est pas encore assez reconnue. Leur détresse ne date pas d’hier mais nous avions fini lâchement par nous y habituer et au fond, tout se passait comme s’ils étaient oubliés, effacés."

    Depuis des années, les discours politiques aiment ses listes. Je vous invite à relire le discours de Villepinte de Nicolas Sarkozy ou le discours d'investiture de Ségolène Royal lors de la présidentielle de 2007. Vous y trouverez des listes, avec des registres émotionnels identiques. Comment expliquer cette misère sociale répétée été entretenue ? 

    "Ce sont quarante années de malaise qui ressurgissent : malaise des travailleurs qui ne s’y retrouvent plus ; malaise des territoires, villages comme quartiers où on voit les services publics se réduire et le cadre de vie disparaître ; malaise démocratique où se développe le sentiment de ne pas être entendu ; malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance."

    Un rappel à l'histoire. Pour innocenter celui qui l'énonce. Rappelons que le Président est plus jeune que moi, il donc n'a pas vu l'intégralité des mises en place des politiques anti-sociales. Et moi qu'ai-je vu ? J'ai juste perçu d'abord par le prisme familial, puis au fil de mes études, de ma vie, les obstacles rencontrés. Dans le discours, il faut donc faire monter une note relative. Faire appel à la relativité c'est presque s'offrir une excuse.

    "Cela vient de très loin mais c’est là maintenant." En d'autres termes, le mouvement des Gilets Jaunes est une conséquence de l'histoire. Une résultante non de l'accélération des mauvaises mesures, et de l'appauvrissement de la classe moyenne et populaire, mais c'est bien l'histoire qui est un enjeu. Mais de quelle histoire parlons-nous ? De celle des individus ? De l'humanité ou bien simplement des institutions financières ?  

    "Sans doute n’avons-nous pas su depuis un an et demi y apporter une réponse suffisamment rapide et forte. Je prends ma part de cette responsabilité."

    Ces deux phrases étaient tellement attendues, qu'elles loupent leur effet : des excuses présidentielles. Il faut donc les accompagner par une analyse comportementale : "Il a pu m’arriver de vous donner le sentiment que ce n’était pas mon souci, que j’avais d’autres priorités. Je sais aussi qu’il m’est arrivé de blesser certains d’entre vous par mes propos." Nous aussi nous pourrions faire une liste : la rue à traverser pour trouver un travail, "pour se payer un costume il faut travailler", "moi c'est Monsieur le Président" ...

    "Je veux ce soir être très clair avec vous." Question : être clair cela signifie-t-il être sincère ?

    Là nous devrions reprendre cette phrase en regard de la mise en scène. Être clair mais être enregistré, cela a-t-il un sens ? La clarté devient alors éclairage sur son parcours. 

    "Si je me suis battu pour bousculer le système politique en place, les habitudes, les hypocrisies, c’est précisément parce que je crois plus que tout dans notre pays et que je l’aime et ma légitimité, je ne la tire d’aucun titre, d’aucun parti, d’aucune coterie ; je ne la tire que de vous, de nul autre." Après la colère, le registre c'est l'amour. "Bousculer le système" par amour. Finalement le Président lui-même ne serait-il pas le premier des gilets jaunes que la France ait connu ?

    "Nombre d’autres pays traversent ce mal vivre qui est le nôtre" - Lesquels ? Quelles sont les configurations de ces pays ? Pourquoi est-ce comparable à la situation française ?

    "mais je crois profondément que nous pouvons trouver une voie pour en sortir tous ensemble." Laquelle ? À nouveau, montée de la dramaturgie. Nous n'avons toujours pas les réponses. Et ensemble c'est la France pour elle-même par elle-même ou bien la France et l'Europe, ou la France et le monde ? La réponse : "Je le veux pour la France parce que c’est notre vocation au travers de l’Histoire d’ouvrir ainsi des chemins jamais explorés pour nous-mêmes et pour le monde."

    La succession de "je veux" indique la volonté, l'affirmation, et la répétition fixe la notion volontariste (vous souvenez-vous du "moi président" de François Hollande ?).

    "Je le veux pour nous tous Français parce qu’un peuple qui se divise à ce point, qui ne respecte plus ses lois et l’amitié qui doit l’unir est un peuple qui court à sa perte." Serait-ce donc la responsabilité du peuple de courir à sa propre perte ?

    Ce peuple aurait-il besoin d'un guide pour le mener et éviter sa perte ?

    "Je le veux aussi parce que c’est en pressentant cette crise que je me suis présenté à votre suffrage pour réconcilier et entraîner et que je n’ai pas oublié cet engagement et cette nécessité". 

    C'est donc le pressentiment à nouveau de cette crise qui a fait émerger le Président ?

    "C’est d’abord l’état d’urgence économique et sociale que je veux décréter aujourd’hui." N'était-ce pas déjà les propos de François Hollande le 18 janvier 2016 ?

    "Nous voulons bâtir une France du mérite, du travail, une France où nos enfants vivront mieux que nous. Cela ne peut se faire que par une meilleure école, des universités, de l’apprentissage et des formations qui apprennent aux plus jeunes et aux moins jeunes ce qu’il faut pour vivre libre et travailler". Sur ce point je vous invite à écouter les propos de la philosophe Chantal Jacquet. Elle explique fort bien que le mérite est une pure construction politique destinée à conforter l’ordre social. Car en insistant sur les capacités personnelles des individus, l'État se dédouane de ses responsabilité collectives.

    "L’investissement dans la Nation, dans l’école et la formation est inédit et je le confirme" - où sont les chiffres qui le confirment ? Où sont les postes d'enseignants, d'instituteurs, etc. ?

    Il s'ensuit la liste logique des propositions.

    "Nous voulons une France où l’on peut vivre dignement de son travail ? Sur ce point, nous sommes allés trop lentement. Je veux intervenir vite et concrètement sur ce sujet. Je demande au gouvernement et au Parlement de faire le nécessaire afin qu’on puisse vivre mieux de son travail dès le début de l’année prochaine. Le salaire d’un travailleur au SMIC augmentera de 100 euros par mois dès 2019 sans qu’il en coûte un euros de plus pour l’employeur."

    100 euros est-ce net ou brut ? Qui touchera ces 100 euros uniquement les personnes au smicard ou également celles qui touchent déjà un peu plus que le SMIC ? Et d'où proviennent ces 100 euros ?

    "Je veux renouer avec une idée juste : que le surcroît de travail accepté constitue un surcroît de revenu ; les heures supplémentaires seront versées sans impôts ni charges dès 2019". N'était-ce pas déjà la promesse de Nicolas Sarkozy ?

    "Et je veux qu’une vraie amélioration soit tout de suite perceptible ; c’est pourquoi je demanderai à tous les employeurs qui le peuvent, de verser une prime de fin d’année à leurs employés et cette prime n’aura à acquitter ni impôt ni charge". Qui donc est concerné ?  Qui peut verser une prime de fin d'année sans risque pour son entreprise ?

    "Les retraités constituent une partie précieuse de notre Nation. Pour ceux qui touchent moins de 2.000 euros par mois, nous annulerons en 2019 la hausse de CSG subie cette année ; l’effort qui leur a été demandé, était trop important et il n’était pas juste. Dès demain, le Premier ministre présentera l’ensemble de ces décisions aux parlementaires."

    Mesure très importante, mais est-ce 2000 euros par personne ou par ménage ? 

    "Mais nous ne devons pas nous arrêter là. J’ai besoin que nos grandes entreprises, nos concitoyens les plus fortunés, aident la Nation à réussir ; je les réunirai et prendrai des décisions en ce sens dès cette semaine." Les entreprises vont-elles s'engager pour l'emploi ? Ou bien vont-elles être invitées à reverser le cadeau fiscal du CICE ? 

    "Je sais que certains voudraient dans ce contexte que je revienne sur la réforme de l’impôt sur la fortune mais pendant près de 40 ans, il a existé ; vivions-nous mieux durant cette période ? Les plus riches partaient et notre pays s’affaiblissait. Conformément aux engagements pris devant vous, cet impôt a été supprimé pour ceux qui investissent dans notre économie et donc aident à créer des emplois ; et il a été maintenu au contraire pour ceux qui ont une fortune immobilière." Soyons clairs, l'ISF a été créé sous le gouvernement Rocard par la loi des finances de 1989. Il remplace "l'impôt sur les grandes fortunes » (IGF) créé en 1982. Le 1er janvier 2018, l'ISF a été remplacé par l'IFI ou impôt sur la fortune immobilière. La suppression de l'ISF n'a entraîné aucun "ruissellement'" vers l'emploi. Bref la solidarité entre les différentes couches sociales a été mise à mal, d'où le sentiment d'injustice et de frustration, c'est déjà ce que notait Aristote dans sa réflexion sur l'état.

    La réponse à cette frustration est cinglante : "Revenir en arrière nous affaiblirait alors même que nous sommes en train de recréer des emplois dans tous les secteurs. Cependant, le gouvernement et le Parlement devront aller plus loin pour mettre fin aux avantages indus et aux évasions fiscales."

    Paradoxe, pendant l'annonce présidentielle se déroulait au Sénat un vote sur l'Exit Taxe. Cette taxe, qui vise à dissuader les plus riches de s'exiler, s'applique à hauteur de 30 % sur les plus-values qu'ils réalisent à l'étranger s'ils vendent leurs actions moins de 15 ans après leur départ de l'Hexagone. Initialement elle devait être supprimée, c'est ce que le Président avait annoncé en mai 2018. Face à la polémique l'état a choisi simplement un allégement. 

    "Le dirigeant d’une entreprise française doit payer ses impôts en France et les grandes entreprises qui y font des profits doivent y payer l’impôt, c’est la simple justice." Par cette phrase, faut-il entendre que l'évasion fiscale est terminée ? Quelle sera sanctionnée ?  Et comment dépasser le simple effet d'annonce ?

    "Vous le voyez"- Débuter la phrase par "vous le voyez" est une forme d'injonction. En d'autres termes, si vous ne voyez pas les efforts annoncés, c'est de votre faute, c'est votre incapacité à voir qui vous frustre. Bref, c'est votre responsabilité. 

    "nous répondrons à l’urgence économique et sociale par des mesures fortes, par des baisses d’impôts plus rapides, par une meilleure maîtrise des dépenses plutôt que par des reculs." Face à "l'urgence économique et sociale", face à ce que nous devrions appeler une "urgence vitale" de la population (à savoir se nourrir, se soigner, se loger, etc.), la réponse sera "des mesures fortes". Oui mais lesquelles ? "une meilleure maîtrise des dépenses" ? Répondre à urgence vitale par un calcul ? Ce n'est pas cela la demande consciente ou non de la population...

    "J’entends que le gouvernement poursuive l’ambition des transformations de notre pays que le peuple a choisie il y a maintenant 18 mois ; nous avons devant nous à conduire une réforme profonde de l’Etat, de l’indemnisation du chômage et des retraites. Elles sont indispensables." Ici nous devons questionner ces réformes à venir. Comment pourraient-elles être justes (et envers qui) ? Comment alors même que le chômage augmente et qu'il ne signifie pas nécessairement être relié à une indemnisation ? 

    "Nous voulons des règles plus justes, plus simples, plus claires et qui récompensent ceux qui travaillent." Que signifie des règles plus justes ? Où prendre l'argent pour plus d'équité sociale ? Qui est concerné ? Qui prend ? Qui donne ?

    "Mais aujourd’hui, c’est aussi avec notre projet collectif que nous devons renouer. Pour la France et pour l’Europe." Tiens la France et l'Europe dans la même phrase ? Notons qu'il s'agit de la première occurence du mot "Europe". Il faut un "projet collectif" tant sur le plan national que sur le plan européen. Cela signifie donc que c'est ensemble que nous pourrons avancer. En effet, une tête seule sans son corps ne peut avancer. N'est-ce pas ce qu'affirmait déjà Hobbes dans son Léviathan ?

    "C’est pourquoi le débat national annoncé doit être beaucoup plus large. Pour cela, nous devons avant toute chose, assumer tous ensemble tous nos devoirs." Assumer ensemble nos devoirs ? N'est-ce pas là la raison d'être de ce mouvement de rappeler que nous avons tous des droits et des devoirs en République et qu'il ne devrait exister aucune impunité (encore moins pour les dirigeants politiques) ? 

    "Le devoir de produire pour pouvoir redistribuer, le devoir d’apprendre pour être un citoyen libre, le devoir de changer pour tenir compte de l’urgence de notre dette climatique et budgétaire." - Je ne suis pas sûre ici de comprendre le sens de cette phrase. Elle me semble une lapalissade notamment "le devoir de produire pour redistribuer". En revanche "le devoir d’apprendre pour être un citoyen libre" cela signifie-t-il que seule une élite (soit des citoyens éclairés grâce à un enseignement) peut être considérée comme citoyenne ? D'où le début du discours "Française, Français"... Puis surprise apparition du climat comme un indice anodin. Pourtant bien angulaire d'une tentative de déstabilisation au départ du mouvement des gilets jaunes. "Ils se mobilisent contre la taxe carburant mais pas pour le climat". Mais cela n'a pas fonctionné... "Notre dette climatique et budgétaire". Là il faudrait immédiatement rectifier. La dette est climatique. La dette est environnementale. Nous avons puisé et nous tarissons encore la planète dans une espèce de mythe non interrogé, non questionné : "une démocratie fonctionne que si les gens consomment". Mais ne voyez-vous pas l'absurdité de cette pensée non questionnée et tellement keynésienne. Le budget ou l'économie pourraient fonctionner ensemble dans la préservation de l'environnement. Il suffit de le décider et d'éduquer en conséquence.

    "Pour réussir, nous devons nous rassembler et aborder ensemble toutes les questions essentielles à la Nation." Encore le mot "nation"... mais ce n'est pas de la nation dont il s'agit c'est de l'humanité. Et c'est bien ce biais cognitif de la nation qui nous empêche de changer d'échelle et d'appréhender que la question des mouvements citoyens est plus large que celle française (voir déjà cette vidéo Kombini pour comprendre). 

    "Je veux que soient posées les questions qui touchent à la représentation" - Ici le je veux reprend ces droits. Mais dans le fond, regardons bien la situation n'est-ce pas précisément le mouvement des gilets jaunes qui a posé cette question ? Depuis des mois les maires annonçaient leur démission, sans que l'État n'y apporte une réponse satisfaisante. 

    "la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis." Nombreuses sont les questions, j'ai toujours milité en faveur du vote blanc, mais pas pour qu'il soit comptabilisé avec les votes nuls ou les abstentions... Donc comment va se matérialiser cette question ?

    "Je veux que soit posée la question de l’équilibre de notre fiscalité pour qu’elle permette à la fois la justice et l’efficacité du pays. Je veux que soit posée la question de notre quotidien pour faire face aux changements climatiques : se loger, se déplacer, se chauffer. Et les bonnes solutions émergeront aussi du terrain." - Volonté très noble, mais une fois passé l'effet d'annonce, quelle traduction sur le terrain ?

    "Je veux que soit posée la question de l’organisation de l’Etat, de la manière dont il est gouverné et administré depuis Paris, sans doute trop centralisé depuis des décennies. Et la question du service public dans tous nos territoires." N'est-ce pas ce gouvernement qui a annoncé la fin des corps intermédiaire ? Voir à nouveau les échanges avec les maires de France notamment. 

    "Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter." La question de l'identité heureuse n'était-elle celle proposée par Alain Juppé dans sa campagne pré-présidentielle de 2016 ? Et avant cela, l'identité nationale n'était-ce pas le thème de la présidence sous Nicolas Sarkozy ?

    "Ces changements de fond qui demandent une réflexion profonde et partagée, imposent un débat sans précédent." Ce débat n'est-il pas déjà dans la rue depuis quatre semaines ? La réponse est dans la phrase suivante : "Il devra se dérouler au niveau national dans nos institutions, chacun y aura sa part : gouvernement, assemblées, partenaires sociaux et associatifs ; vous y aurez votre part. Je veux en assurer moi-même la coordination, en recevoir les avis, prendre ainsi le pouls vivant de notre pays." - En d'autres termes, le débat ne peut être fait que dans les institutions et non dans la rue, cela signifie des intermédiaires rodés aux discussions techniques. Un langage bien éloigné des propos émotionnels dessinés, criés, chantés, hurlés dans les rues. 

    "Mais un tel débat n’est pas seulement affaire de représentants institutionnels ; il doit se dérouler aussi partout sur le terrain et il est des interlocuteurs naturels, des citoyens qui doivent en recevoir les demandes et s’en faire les relais : ce sont les maires ; ils portent la République sur le terrain". C'est un peu la quadrature du cercle. On répond par un message enregistré à une demande de débat, puis on affirme la volonté d'une discussion qui doit passer le cap de plusieurs étapes intermédiaires... On vous rassure de proximité : "C’est pourquoi je rencontrerai moi-même les maires de France, région par région, pour bâtir le socle de notre nouveau contrat pour la Nation." 

    "Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé." Tout le monde peut partager ce sentiment, c'est facile, il suffit de regarder l'histoire et tout le monde dira "il a raison"... Mais que signifie cette phrase ici ? Quel est son sens profond ? Son action est un nuage, de "la poudre à perlimpinpin" pour reprendre le champ lexical du Président. C'est une fonction rhétorique bien connue, une fonction "persuasive". Si cette phrase est ressentie comme vraie alors c'est que le reste du discours doit l'être. Pourquoi remettre en question tout ce qui a été dit précédemment ?

    "Nous sommes à un moment historique pour notre pays : par le dialogue, le respect, l’engagement, nous réussirons" C'est qui nous ? Après une telle liste de "je veux" ?

    "Nous sommes à la tâche" Nous sommes là assis derrière un bureau, vide simplement orné d'une sculpture en or. "et je reviendrai m’exprimer devant vous pour vous rendre compte." Quand, où, comment, pourquoi ? Après des semaines de révolte ou de façon naturelle ? Voilà ce que tous les citoyens sont en droit de se demander.

    "Mon seul souci, c’est vous ; mon seul combat, c’est pour vous."

    J'ai à la relecture beaucoup de mal avec cette phrase. Le début me convient, la suite moins, pourquoi ramenez ici la notion de "combat", une notion guerrière ?

    "Notre seule bataille, c’est pour la France." C'est qui nous ? Après un "mon" ? "Notre seule bataille" signifie faire une bataille commune ? Mais laquelle ? À nouveau, le Président serait-il le premier gilet jaune de France ?

    "Vive la République, vive la France. »

    Comment conclure ?

    Un discours attendu depuis 4 semaines. En témoignent, malgré eux, les 23 millions de français qui ont écouté, les milliers de tweet ou d'échanges sur les réseaux sociaux. 

    Une présentation enregistrée, non apaisante, mais solennelle. 

    Une allocution de 13 minutes... Un peu plus que le temps moyen des 8 minutes des vidéos Youtube. 

    En termes de mots, mon comptage est manuel, mais je retiens cela : 

    • 0 fois l'expression "Gilet Jaune"
    • 36 fois "je"
    • 12 fois "je veux"
    • 11 fois le mot "France"
    • 6 fois le mot "colère"
    • 5 fois "juste"
    • 4 fois "république"
    • 3 fois "violence"
    • 3 fois "peuple"
    • 3 fois "citoyen"
    • 2 fois le mot "climatique"
    • 2 fois "justice"
    • 1 fois le mot "Paix"

    Passée la déception ne pas assister à un direct. Passé le fait que le discours ne dure que treize minutes, comme si la volonté de truster était encore plus grande que celle d'écouter, je suis surprise par la contradiction de ce discours avec ceux tenus toute la semaine par les ministres :

    •  la ministre du Travail Muriel Pénicaud affirmait le 9 décembre 2018 "pas de coup de pouce au SMIC cela détruit les emplois" (voir BFM)
    • Dans ce communiqué reprenant les propos qu'elle a tenus la veille lors d'une émission de France 3 consacrée aux "gilets jaunes", la ministre défend une "position personnelle sur l'ISF": "Nous allons évaluer la transformation de l'ISF en IFI" (impôt sur la fortune immobilière), et "si l'évaluation montre que des capitaux ne sont pas suffisamment injectés dans l'économie française, je proposerai de rétablir l'ISF" - (voir le site de BFM)
    • Bruno Le Maire (ministre de l'économie) s’est déclaré opposé à toucher à la CSG, "La hausse de la CSG c'est ce qui permet de financer l'augmentation du salaire net de tous ceux qui travaillent", avait-il argumenté (voir le 10 décembre 2018, le site BFM)

    À une demande collective, la réponse est individuelle. L'objectif premier de cette intervention du chef de l'état est atteint : faire basculer l'opinion publique. À cette heure, les chiffres semblent parler (voir ici l'analyse Odoxa relayée par le Figaro). Le second objectif repose sur cette confusion guerrière "mon seul combat, c'est pour vous". "Notre seule bataille, c’est pour la France."...  Cela renforce-t-il cette idée que si le mouvement des gilets jaunes continue à occuper les rues, alors tous les moyens de répressions seront utilisés et au nom de la république ? User de la violence de l'état pour répondre à une demande de débat sur la chose publique (ou res-publica), n'est-ce pas là la pire des réponses ?