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  • L'égalité en question... (interview d'Emmanuel Macron du 14 juillet 2020)

    Cela fait trop longtemps que je ne suis pas venue ici, évoquer un peu le langage médiatique et étatique actuel... Nous sommes le 14 juillet 2020, c'est un excellent jour pour pointer quelques travers de nos actualités.

    Il est 13h10, sans doute un peu plus, et nous allons "tou.te.s" assister à l'interview présidentielle, qui comme le souligne Léa Salamé n'aurait pas dû avoir lieu, car Emmanuel Macron avait annoncé mettre fin à cette tradition. Mais nous sommes dans le "monde d'après". Je plaisante, mais vous reconnaissez l'importance du rôle du langage et des expressions vides de sens pour paralyser la réflexion et jouer sur l'émotion.

    Je reprends.

    Pourquoi ce 14 juillet ? "Ce 14 Juillet est un peu particulier". C'est quoi un 14 juillet "un peu particulier" ? Je vous cite, sinon ce ne serait pas drôle "C'est un 14 Juillet qui consacre la fierté d'être Français. Notre fête nationale où nous célébrerons nos armées, auxquelles nous devons tant, leurs familles, leurs blessés".

    Attention, c'est quoi être français aujourd'hui dans un monde qui bouge ? Dans un monde qui se dérobe où l'on impose des sanctions, des distanciations physiques ? Nous fêtons les blessés, pas les morts ?

    "Nous étions émus ce matin face aux soignants, aux familles des victimes. Notre pays est dans un moment particulier de son histoire, nous devons en mesurer la gravité"

    C'est donc la gravité qui va mener la danse de cette interview. Mais est-elle là quand on évoque la nomination du Ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin ? Il est 13h41.

    "Je respecte toujours l'émoi des causes justes. La colère féministe, je la partage. Nous avons fait voter des lois importantes". Cette juxtaposition de trois phrases courtes, de trois idées différentes est littéralement passionnante.

    En tout premier lieu, je m'attendais à une réponse journalistique du type "de quelles lois s'agit-il ?" ou encore "pouvez-vous nous citer les lois auxquelles vous faites références?"... De façon personnelle, je ne les vois pas. Mais sans doute, suis-je mal informée. Ce serait vraiment dommage en tant que présidente de l'AFFDU, association centenaire en septembre prochain, qui défend l'égalité des droits, l'accès des femmes à l'éducation...

    Reprenons le début de cette succession: "je respecte l'émoi des causes justes". Première phrase très intéressante, quand on regarde les mouvements sociaux en France depuis votre élection. Cela signifie-t-il que tous les émois précédents ne soient pas justes, ni justifiés ? Pour avoir suivi, photographié les manifestations (Gilets Jaunes, retraite, soignant...) pendant tous ces mois devenus années, j'ai comme l'impression que cela revient à dire que ces émois ne représentaient pas des causes justes ? C'est étrange, quand même, quand on voit qu'il s'agit de mouvements pour défendre le socle commun de notre société par exemple : l'accès aux soins gratuits, la retraite, ou encore une école gratuite, ouverte à tous...

    Deuxième phrase, deuxième idée. "La colère féministe, je la partage". Qu'est-ce que la colère féministe ? Pourquoi seules les femmes et les mouvements féministes seraient en colère ? Les mouvements Black Lives Matters (en France) et/ou contre les violences policières (en France) ne sont-ils pas en colère ? Je pense qu'il me faudra un autre article pour comprendre et interroger d'où vient cette association permanente de la notion de "colère" et de "féministe".

    Parlons de l'objet de cette "colère féministe". Cette "colère" du moment touche-t-elle autre chose que l'égalité des droits, des chances pour tou.te.s ? Évidemment non, mais son facteur déclencheur, la chose qui a mis le feu aux poudres, c'est la nomination d'un homme au poste de ministre de l'intérieur tandis que ce dernier a une plainte pour viol qui le suit. C'est étrange, non ?

    "Un responsable politique a fait l'objet d'une accusation grave. Cette affaire a fait l'objet de plusieurs enquêtes, qui ont donné lieu à une absence de suite. Il ne m'appartient pas d'en juger. Aucune cause n'est défendue justement si on le fait en bafouant les principes de notre démocratie. Je suis le garant de la présomption d'innocence".

    Je partage l'idée de la présomption d'innocence. Mais ce n'est pas pour autant que je nomme les personnes suspectées de viol à un ministère (particulièrement à l'intérieur)... Imaginons un seul instant, la difficulté pour une femme d'aller à un poste de police pour porter plainte pour viol. Elle doit non seulement apporter des preuves de ce qu'elle a subi, et en plus faire face à des personnes qui vont mettre en cause son récit avec des phrases du type "enfin vous l'avez bien un peu cherché, un peu provoqué..." ou encore "avec votre tenue, c'est de la provocation"... (cf. notamment cette émission de France Culture : le viol, aspect sociologique d'un crime). Maintenant concluons sur ce qu'une femme pourrait entendre à l'avenir "c'est bien d'être venue nous voir, d'avoir raconté ce que vous avez subi, mais vous savez le chef de mon chef, un violeur notoire, classera votre plainte sans suite...." Est-ce cela que vous entendez par "La colère féministe, je la partage" ? Que partagez-vous quand vous concluez de la façon suivante : "J'ai eu une discussion avec Gérald Darmanin. Il y a aussi une relation de confiance."

    Ne sommes-nous pas dans une contradiction constante ? Vous indiquez être dans une relation de confiance avec un ministre (donc vous reconnaissez indirectement être soumis, comme nous tous, au biais de confirmation). La suite de la réflexion est bien plus inquiétante je vous cite : "Je refuse de céder à l'émotion constante". C'est étrange car vous avez précisément dit le contraire avant "je respecte l'émoi des causes justes" ce à quoi vous avez ajouté "la colère féministe je la partage". En d'autres termes, au début de votre raisonnement, vous donniez raison à "l'émoi féministe", c'est une "cause juste"... mais au final non. Il ne faut pas céder...

    Remarquable parade rhétorique pour balayer d'un revers de verbe(s) le sujet de l'égalité des droits !

    Pour ceux qui seraient intéressés par l'égalité des droits, je rappelle que Anne Nègre a fait un travail colossal pour dénoncer le non respect par les pays européens dont la France (en tout premier lieu) de la Charte Sociale Européenne qui précise bien l'égalité des droits et donc par exemple des salaires. Elle a déposé des réclamations collectives. Et c'est amusant, le 29 juin 2020, le Comité européen des droits sociaux reconnaît les violations dans quatorze pays

    Nous pouvons donc affirmer avec vous que ce "14 juillet est un peu particulier" il confirme le non respect de l'égalité et donc des droits humains... Et encore, j'ai décidé de ne m'arrêter que sur ce passage... Mais il y a fort à dire sur celui des discriminations.... N'oublions pas "tout langage est écart de langage" (S. Beckett).

     

  • De l'écoute à la lecture

    Emmanuel Macron, discours, 10 décembre 2018, Gilets Jaunes

    Nous sommes le mardi matin, il est presque 9h. Le discours du Président de la République, Emmanuel Macron, a lieu hier soir à 20h sur l'ensemble des chaînes de télévision. Très attendu (trop sans doute), par des millions de français pour résoudre une situation inédite en France : le mouvement de colère et d'indignation porté par les gilets jaunes. 

    Notons qu'après quatre semaines de luttes pacifiques entachées par des violences à la fois policières et de casseurs, la démocratie a besoin d'une réponse, d'une discussion, d'un face à face et de mots d'apaisement. Mais ceci serait-ce déjà un présupposé idéaliste ? 

    Comme le souligne Christian LE BART"La démocratie se caractérise en principe par la liberté laissée à chaque citoyen de prendre la parole pour donner son avis sur la chose publique. En pratique, parce qu’elle est indirecte et représentative, la démocratie tend à réserver l’accès à l’espace public aux professionnels de la politique, qui monopolisent de fait le droit de parler politique avec le privilège d’être entendus, pris au sérieux, commentés, voire obéis (Manin, 1995). La professionnalisation politique, en précipitant l’autonomisation du champ politique, a accentué la coupure entre représentants et représentés et, partant, la singularité du jeu politique". 

    Un discours politique est donc un rouage extrêmement important de l'exercice démocratique. Nous allons donc prendre le discours d'abord en quelques lignes dans sa mise en scène (car oui cela compte), puis dans un second temps, dans ces mots et articulations logiques ou non.

    La mise en scène 

    Nous comprenons tous le sens de la mise en scène. Cette dernière doit servir le discours, elle le porte avec force, avec sérieux ou décontraction en fonction des besoins du sens. 

    Hier, nous avons un Président assis, statique, les mains positionnées à plat sur un bureau. Un regard droit. Les drapeaux et les dorures qui nous rappellent la fonction.  Et il y a cet objet sculpté en or qui n'échappe pas à la vue du téléspectateur.  

    Nous devons comprendre que l'heure est importante. Il s'agit d'une date clef de ce quinquennat mais aussi de l'histoire. La parole doit se dire avec gravité. 

    La diction est assez lente et articulée. Dans les yeux une lueur d'émotion sans ancrage réel dans le discours. 

    Ce sont treize minutes de discours qui vont se dérouler ainsi. 

    Ce sont treize minutes enregistrées et montées (il a certainement fallu deux à trois heures d'enregistrement pour arriver à cette production). 

    Déjà nous pouvons noter un déséquilibre entre les attentes des citoyens et le rendu. Ce qui était attendu n'était pas un exercice de réthorique mais bien un dialogue. Ce même dialogue réclamé il y a déjà quatre semaines. 

    Questions : pourquoi avoir choisi une telle forme ? Est-ce pour masquer une colère ? un mépris ? ou une incapacité au dialogue ? Un manque de temps ? 

    L'histoire y répondra sans doute, avec la même aisance que la phrase de Nietzsche "les siècles passent avec leurs visages".

    Le corps du discours

    Comme le note Virginie Delmas : "Le niveau syntaxique conjointement avec le lexique sert de fondement à l’élaboration du sens. La syntaxe, telle que l’envisageait Denise François-Geiger, est conçue comme « ce qui permet de reconstituer dans la linéarité les relations qui existent entre les éléments d’expérience, de telle sorte que le récepteur d’un message puisse reconstruire ces relations". La syntaxe n'est pas le seul outil de l'élaboration du sens, il y a l'énonciation et évidemment l'inter-action. Nous avons précédemment dit que l'énonciation était "empreinte de gravité" et que l'inter-action était fuite puisque non directe. 

    Quand nous regardons ce discours, c'est la simplicité apparente de ce dernier qui saute aux yeux. Les mots sont accessibles à tous. Il n'y a pas de possibilité d'incompréhension des mots. 

    (Dé) ou (Re) - Composition du discours

    Hier soir, dès la fin de la retransmission télévisée, j'ai cherché la retranscription du discours. À ma grande surprise, ce n'est pas sur le site de l'Elysée que je l'ai trouvée, mais sur le site du journal le Monde. À mon sens, cela ajoute une distance supplémentaire à ces propos qui n'étaient pas nécessaire. Mais décomposons les mots (en italique et entre guillemets le discours même).

    "Françaises, Français" - ici j'ai été étonnée de cet usage. Nous avons davantage l'habitude à un "chers concitoyens, chères concitoyennes". Quand les citoyens sont encore colère deviendraient-ils simplement français ?

    "nous voilà ensemble au rendez-vous de notre pays et de notre avenir. Les événements de ces dernières semaines dans l’Hexagone et outremer ont profondément troublé la Nation." En une phrase se trouve donc concentrées quatre semaines de luttes, de discours croisés, d'échanges musclés, gazés... Il s'agit bien d'un rendez-vous de "notre pays" avec l'histoire ? Non juste du pays avec l'avenir. Etonnement, cela fait de la France un tout petit pays loin des autres enjeux géopolitiques. 

    "Ils ont mêlé des revendications légitimes et un enchaînement de violences inadmissibles et je veux vous le dire d’emblée : ces violences ne bénéficieront d’aucune indulgence." - Devons-nous lire dans cette phrase que les violences inadmissibles seront punies par la loi ou bien que les milliers de personnes arrêtées samedi dernier seront condamnées peu importe la gravité de leurs actions ?

    "Nous avons tous vu le jeu des opportunistes qui ont essayé de profiter des colères sincères pour les dévoyer." Cette phrase est très intéressante. On note une tentative de déstabiliser les manifestants en laissant entendre que leur colère a été manipulée. Comme individu nous subissons des influences : cercle familial, amical, entreprise, politique, médiatique, marketing... Tous les jours, nous sommes soumis à une quantité de messages auxquels nous ne prêtons pas nécessairement attention... Maintenant la phrase dit bien "le jeu des opportunistes". Qui sont donc ces opportunistes ?

    "Nous avons tous vu les irresponsables politiques dont le seul projet était de bousculer la République, cherchant le désordre et l’anarchie." Ce sont donc les irresponsables politiques. Qui sont-ils ? A priori les extrêmes comme le soulignaient les médias quelques jours auparavant (voir ici LCI).

    "Aucune colère ne justifie qu’on s’attaque à un policier, à un gendarme, qu’on dégrade un commerce ou des bâtiments publics."

    En effet, la violence engendre la violence. Mais d'où provient-elle ? Si ce n'est d'une violence plus grande et non justifiée qui s'appelle la misère socio-économique ? 

    "Notre liberté n’existe que parce que chacun peut exprimer ses opinions, que d’autres peuvent ne pas les partager sans que personne n’ait à avoir peur de ces désaccords."

    En effet, c'est le principe de la république française. Tout citoyen a le droit de manifester, de dire ses opinions et ses désaccords, sans pour autant se trouver face à des grilles anti-émeute à dix heures du matin le 24 novembre 2018. En bouclant le quartier de l'Elysée, en interdisant l'accès à des musées, qui a engendré encore plus de colère ? 

    "Quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. C’est donc désormais le calme et l’ordre républicain qui doivent régner." Parlons de la liberté, qui est libre de consommer ? Qui est libre d'offrir des études à ses enfants ? À nouveau quand on met la liberté et la violence dans la même phrase, nous devons nous demander de quelle violence parlons-nous ? et donc en regard de quelle liberté ?

    "Nous y mettrons tous les moyens car rien ne se construira de durable tant qu’on aura des craintes pour la paix civile".  Ici est bien évoquée la "crainte de la paix civile" l'état craint-il l'insurrection civile ? Car c'est bien cela que l'on observe au coeur des manifestations, un corps à corps entre un corps civil (la foule) et un corps institutionnel (la police, la gendarmerie). "J’ai donné en ce sens au gouvernement les instructions les plus rigoureuses." Qu'est-ce qui est dit ici : "les instructions les plus rigoureuses" ? Quel est échelon supplémentaire ? Samedi dernier les chars, les chevaux, les chiens lâchés en différents endroits de la capitale. Des charges de CRS sur des citoyens, des gaz de toute part. Et après ? Le couvre-feu ? L'armée ?

    D'un point de vue de l'analyse syntaxique nous assistons en quelques phrases à une montée de la tension dramatique. N'oublions pas pas que nous sommes face à un Président qui se tient droit, qui regarde la population dans les yeux. Il incarne l'ordre républicain. IL faut donc désormais proposer ce que tout le monde attend : une écoute, des réponses, des concessions politiques, etc. 

    "Mais au début de tout cela, je n’oublie pas qu’il y a une colère, une indignation et cette indignation, beaucoup d’entre nous, beaucoup de Français peuvent la partager et celle-là, je ne veux pas la réduire aux comportements inacceptables que je viens de dénoncer."

    Cette phrase de transition signifie "je vous ai entendu". Comment amorcer et mettre en avant les réponses ? 

    "Ce fut d’abord la colère contre une taxe et le Premier ministre a apporté une réponse en annulant et en supprimant toutes les augmentations prévues pour le début d’année prochaine"" - Début de phrase axée sur la compréhension de la colère et la démonstration qu'une première réponse a été formulée. Cette première réponse était donc liée à la première question : la taxe sur les carburants. Les gilets jaunes auraient-ils un problème de formulation ? Car le président a envoyé son premier ministre pour répondre à cette demande première. Donc pas d'augmentation en début d'années prochaines, mais pour combien de temps ? 

    La fin de la phrase "mais cette colère est plus profonde, je la ressens comme juste à bien des égards" montre que le Président n'est pas sourd et qu'il ressent cette colère, cette frustration de la population. "Elle peut être notre chance". Le registre de la "chance" de la "magie ", du "hasard"... Comment une colère peut-elle être associée à la chance ? Une chance pour qui ? pour quoi ? Pour y répondre nous avons une liste : 

    "C’est celle du couple de salariés qui ne finit pas le mois et se lève chaque jour tôt et revient tard pour aller travailler loin.

    C’est celle de la mère de famille célibataire, veuve ou divorcée, qui ne vit même plus, qui n’a pas les moyens de faire garder les enfants et d’améliorer ses fins de mois et n’a plus d’espoir. Je les ai vues, ces femmes de courage pour la première fois disant cette détresse sur tant de ronds-points !

    C’est celle des retraités modestes qui ont contribué toute leur vie et souvent aident à la fois parents et enfants et ne s’en sortent pas.

    C’est celle des plus fragiles, des personnes en situation de handicap dont la place dans la société n’est pas encore assez reconnue. Leur détresse ne date pas d’hier mais nous avions fini lâchement par nous y habituer et au fond, tout se passait comme s’ils étaient oubliés, effacés."

    Depuis des années, les discours politiques aiment ses listes. Je vous invite à relire le discours de Villepinte de Nicolas Sarkozy ou le discours d'investiture de Ségolène Royal lors de la présidentielle de 2007. Vous y trouverez des listes, avec des registres émotionnels identiques. Comment expliquer cette misère sociale répétée été entretenue ? 

    "Ce sont quarante années de malaise qui ressurgissent : malaise des travailleurs qui ne s’y retrouvent plus ; malaise des territoires, villages comme quartiers où on voit les services publics se réduire et le cadre de vie disparaître ; malaise démocratique où se développe le sentiment de ne pas être entendu ; malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance."

    Un rappel à l'histoire. Pour innocenter celui qui l'énonce. Rappelons que le Président est plus jeune que moi, il donc n'a pas vu l'intégralité des mises en place des politiques anti-sociales. Et moi qu'ai-je vu ? J'ai juste perçu d'abord par le prisme familial, puis au fil de mes études, de ma vie, les obstacles rencontrés. Dans le discours, il faut donc faire monter une note relative. Faire appel à la relativité c'est presque s'offrir une excuse.

    "Cela vient de très loin mais c’est là maintenant." En d'autres termes, le mouvement des Gilets Jaunes est une conséquence de l'histoire. Une résultante non de l'accélération des mauvaises mesures, et de l'appauvrissement de la classe moyenne et populaire, mais c'est bien l'histoire qui est un enjeu. Mais de quelle histoire parlons-nous ? De celle des individus ? De l'humanité ou bien simplement des institutions financières ?  

    "Sans doute n’avons-nous pas su depuis un an et demi y apporter une réponse suffisamment rapide et forte. Je prends ma part de cette responsabilité."

    Ces deux phrases étaient tellement attendues, qu'elles loupent leur effet : des excuses présidentielles. Il faut donc les accompagner par une analyse comportementale : "Il a pu m’arriver de vous donner le sentiment que ce n’était pas mon souci, que j’avais d’autres priorités. Je sais aussi qu’il m’est arrivé de blesser certains d’entre vous par mes propos." Nous aussi nous pourrions faire une liste : la rue à traverser pour trouver un travail, "pour se payer un costume il faut travailler", "moi c'est Monsieur le Président" ...

    "Je veux ce soir être très clair avec vous." Question : être clair cela signifie-t-il être sincère ?

    Là nous devrions reprendre cette phrase en regard de la mise en scène. Être clair mais être enregistré, cela a-t-il un sens ? La clarté devient alors éclairage sur son parcours. 

    "Si je me suis battu pour bousculer le système politique en place, les habitudes, les hypocrisies, c’est précisément parce que je crois plus que tout dans notre pays et que je l’aime et ma légitimité, je ne la tire d’aucun titre, d’aucun parti, d’aucune coterie ; je ne la tire que de vous, de nul autre." Après la colère, le registre c'est l'amour. "Bousculer le système" par amour. Finalement le Président lui-même ne serait-il pas le premier des gilets jaunes que la France ait connu ?

    "Nombre d’autres pays traversent ce mal vivre qui est le nôtre" - Lesquels ? Quelles sont les configurations de ces pays ? Pourquoi est-ce comparable à la situation française ?

    "mais je crois profondément que nous pouvons trouver une voie pour en sortir tous ensemble." Laquelle ? À nouveau, montée de la dramaturgie. Nous n'avons toujours pas les réponses. Et ensemble c'est la France pour elle-même par elle-même ou bien la France et l'Europe, ou la France et le monde ? La réponse : "Je le veux pour la France parce que c’est notre vocation au travers de l’Histoire d’ouvrir ainsi des chemins jamais explorés pour nous-mêmes et pour le monde."

    La succession de "je veux" indique la volonté, l'affirmation, et la répétition fixe la notion volontariste (vous souvenez-vous du "moi président" de François Hollande ?).

    "Je le veux pour nous tous Français parce qu’un peuple qui se divise à ce point, qui ne respecte plus ses lois et l’amitié qui doit l’unir est un peuple qui court à sa perte." Serait-ce donc la responsabilité du peuple de courir à sa propre perte ?

    Ce peuple aurait-il besoin d'un guide pour le mener et éviter sa perte ?

    "Je le veux aussi parce que c’est en pressentant cette crise que je me suis présenté à votre suffrage pour réconcilier et entraîner et que je n’ai pas oublié cet engagement et cette nécessité". 

    C'est donc le pressentiment à nouveau de cette crise qui a fait émerger le Président ?

    "C’est d’abord l’état d’urgence économique et sociale que je veux décréter aujourd’hui." N'était-ce pas déjà les propos de François Hollande le 18 janvier 2016 ?

    "Nous voulons bâtir une France du mérite, du travail, une France où nos enfants vivront mieux que nous. Cela ne peut se faire que par une meilleure école, des universités, de l’apprentissage et des formations qui apprennent aux plus jeunes et aux moins jeunes ce qu’il faut pour vivre libre et travailler". Sur ce point je vous invite à écouter les propos de la philosophe Chantal Jacquet. Elle explique fort bien que le mérite est une pure construction politique destinée à conforter l’ordre social. Car en insistant sur les capacités personnelles des individus, l'État se dédouane de ses responsabilité collectives.

    "L’investissement dans la Nation, dans l’école et la formation est inédit et je le confirme" - où sont les chiffres qui le confirment ? Où sont les postes d'enseignants, d'instituteurs, etc. ?

    Il s'ensuit la liste logique des propositions.

    "Nous voulons une France où l’on peut vivre dignement de son travail ? Sur ce point, nous sommes allés trop lentement. Je veux intervenir vite et concrètement sur ce sujet. Je demande au gouvernement et au Parlement de faire le nécessaire afin qu’on puisse vivre mieux de son travail dès le début de l’année prochaine. Le salaire d’un travailleur au SMIC augmentera de 100 euros par mois dès 2019 sans qu’il en coûte un euros de plus pour l’employeur."

    100 euros est-ce net ou brut ? Qui touchera ces 100 euros uniquement les personnes au smicard ou également celles qui touchent déjà un peu plus que le SMIC ? Et d'où proviennent ces 100 euros ?

    "Je veux renouer avec une idée juste : que le surcroît de travail accepté constitue un surcroît de revenu ; les heures supplémentaires seront versées sans impôts ni charges dès 2019". N'était-ce pas déjà la promesse de Nicolas Sarkozy ?

    "Et je veux qu’une vraie amélioration soit tout de suite perceptible ; c’est pourquoi je demanderai à tous les employeurs qui le peuvent, de verser une prime de fin d’année à leurs employés et cette prime n’aura à acquitter ni impôt ni charge". Qui donc est concerné ?  Qui peut verser une prime de fin d'année sans risque pour son entreprise ?

    "Les retraités constituent une partie précieuse de notre Nation. Pour ceux qui touchent moins de 2.000 euros par mois, nous annulerons en 2019 la hausse de CSG subie cette année ; l’effort qui leur a été demandé, était trop important et il n’était pas juste. Dès demain, le Premier ministre présentera l’ensemble de ces décisions aux parlementaires."

    Mesure très importante, mais est-ce 2000 euros par personne ou par ménage ? 

    "Mais nous ne devons pas nous arrêter là. J’ai besoin que nos grandes entreprises, nos concitoyens les plus fortunés, aident la Nation à réussir ; je les réunirai et prendrai des décisions en ce sens dès cette semaine." Les entreprises vont-elles s'engager pour l'emploi ? Ou bien vont-elles être invitées à reverser le cadeau fiscal du CICE ? 

    "Je sais que certains voudraient dans ce contexte que je revienne sur la réforme de l’impôt sur la fortune mais pendant près de 40 ans, il a existé ; vivions-nous mieux durant cette période ? Les plus riches partaient et notre pays s’affaiblissait. Conformément aux engagements pris devant vous, cet impôt a été supprimé pour ceux qui investissent dans notre économie et donc aident à créer des emplois ; et il a été maintenu au contraire pour ceux qui ont une fortune immobilière." Soyons clairs, l'ISF a été créé sous le gouvernement Rocard par la loi des finances de 1989. Il remplace "l'impôt sur les grandes fortunes » (IGF) créé en 1982. Le 1er janvier 2018, l'ISF a été remplacé par l'IFI ou impôt sur la fortune immobilière. La suppression de l'ISF n'a entraîné aucun "ruissellement'" vers l'emploi. Bref la solidarité entre les différentes couches sociales a été mise à mal, d'où le sentiment d'injustice et de frustration, c'est déjà ce que notait Aristote dans sa réflexion sur l'état.

    La réponse à cette frustration est cinglante : "Revenir en arrière nous affaiblirait alors même que nous sommes en train de recréer des emplois dans tous les secteurs. Cependant, le gouvernement et le Parlement devront aller plus loin pour mettre fin aux avantages indus et aux évasions fiscales."

    Paradoxe, pendant l'annonce présidentielle se déroulait au Sénat un vote sur l'Exit Taxe. Cette taxe, qui vise à dissuader les plus riches de s'exiler, s'applique à hauteur de 30 % sur les plus-values qu'ils réalisent à l'étranger s'ils vendent leurs actions moins de 15 ans après leur départ de l'Hexagone. Initialement elle devait être supprimée, c'est ce que le Président avait annoncé en mai 2018. Face à la polémique l'état a choisi simplement un allégement. 

    "Le dirigeant d’une entreprise française doit payer ses impôts en France et les grandes entreprises qui y font des profits doivent y payer l’impôt, c’est la simple justice." Par cette phrase, faut-il entendre que l'évasion fiscale est terminée ? Quelle sera sanctionnée ?  Et comment dépasser le simple effet d'annonce ?

    "Vous le voyez"- Débuter la phrase par "vous le voyez" est une forme d'injonction. En d'autres termes, si vous ne voyez pas les efforts annoncés, c'est de votre faute, c'est votre incapacité à voir qui vous frustre. Bref, c'est votre responsabilité. 

    "nous répondrons à l’urgence économique et sociale par des mesures fortes, par des baisses d’impôts plus rapides, par une meilleure maîtrise des dépenses plutôt que par des reculs." Face à "l'urgence économique et sociale", face à ce que nous devrions appeler une "urgence vitale" de la population (à savoir se nourrir, se soigner, se loger, etc.), la réponse sera "des mesures fortes". Oui mais lesquelles ? "une meilleure maîtrise des dépenses" ? Répondre à urgence vitale par un calcul ? Ce n'est pas cela la demande consciente ou non de la population...

    "J’entends que le gouvernement poursuive l’ambition des transformations de notre pays que le peuple a choisie il y a maintenant 18 mois ; nous avons devant nous à conduire une réforme profonde de l’Etat, de l’indemnisation du chômage et des retraites. Elles sont indispensables." Ici nous devons questionner ces réformes à venir. Comment pourraient-elles être justes (et envers qui) ? Comment alors même que le chômage augmente et qu'il ne signifie pas nécessairement être relié à une indemnisation ? 

    "Nous voulons des règles plus justes, plus simples, plus claires et qui récompensent ceux qui travaillent." Que signifie des règles plus justes ? Où prendre l'argent pour plus d'équité sociale ? Qui est concerné ? Qui prend ? Qui donne ?

    "Mais aujourd’hui, c’est aussi avec notre projet collectif que nous devons renouer. Pour la France et pour l’Europe." Tiens la France et l'Europe dans la même phrase ? Notons qu'il s'agit de la première occurence du mot "Europe". Il faut un "projet collectif" tant sur le plan national que sur le plan européen. Cela signifie donc que c'est ensemble que nous pourrons avancer. En effet, une tête seule sans son corps ne peut avancer. N'est-ce pas ce qu'affirmait déjà Hobbes dans son Léviathan ?

    "C’est pourquoi le débat national annoncé doit être beaucoup plus large. Pour cela, nous devons avant toute chose, assumer tous ensemble tous nos devoirs." Assumer ensemble nos devoirs ? N'est-ce pas là la raison d'être de ce mouvement de rappeler que nous avons tous des droits et des devoirs en République et qu'il ne devrait exister aucune impunité (encore moins pour les dirigeants politiques) ? 

    "Le devoir de produire pour pouvoir redistribuer, le devoir d’apprendre pour être un citoyen libre, le devoir de changer pour tenir compte de l’urgence de notre dette climatique et budgétaire." - Je ne suis pas sûre ici de comprendre le sens de cette phrase. Elle me semble une lapalissade notamment "le devoir de produire pour redistribuer". En revanche "le devoir d’apprendre pour être un citoyen libre" cela signifie-t-il que seule une élite (soit des citoyens éclairés grâce à un enseignement) peut être considérée comme citoyenne ? D'où le début du discours "Française, Français"... Puis surprise apparition du climat comme un indice anodin. Pourtant bien angulaire d'une tentative de déstabilisation au départ du mouvement des gilets jaunes. "Ils se mobilisent contre la taxe carburant mais pas pour le climat". Mais cela n'a pas fonctionné... "Notre dette climatique et budgétaire". Là il faudrait immédiatement rectifier. La dette est climatique. La dette est environnementale. Nous avons puisé et nous tarissons encore la planète dans une espèce de mythe non interrogé, non questionné : "une démocratie fonctionne que si les gens consomment". Mais ne voyez-vous pas l'absurdité de cette pensée non questionnée et tellement keynésienne. Le budget ou l'économie pourraient fonctionner ensemble dans la préservation de l'environnement. Il suffit de le décider et d'éduquer en conséquence.

    "Pour réussir, nous devons nous rassembler et aborder ensemble toutes les questions essentielles à la Nation." Encore le mot "nation"... mais ce n'est pas de la nation dont il s'agit c'est de l'humanité. Et c'est bien ce biais cognitif de la nation qui nous empêche de changer d'échelle et d'appréhender que la question des mouvements citoyens est plus large que celle française (voir déjà cette vidéo Kombini pour comprendre). 

    "Je veux que soient posées les questions qui touchent à la représentation" - Ici le je veux reprend ces droits. Mais dans le fond, regardons bien la situation n'est-ce pas précisément le mouvement des gilets jaunes qui a posé cette question ? Depuis des mois les maires annonçaient leur démission, sans que l'État n'y apporte une réponse satisfaisante. 

    "la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis." Nombreuses sont les questions, j'ai toujours milité en faveur du vote blanc, mais pas pour qu'il soit comptabilisé avec les votes nuls ou les abstentions... Donc comment va se matérialiser cette question ?

    "Je veux que soit posée la question de l’équilibre de notre fiscalité pour qu’elle permette à la fois la justice et l’efficacité du pays. Je veux que soit posée la question de notre quotidien pour faire face aux changements climatiques : se loger, se déplacer, se chauffer. Et les bonnes solutions émergeront aussi du terrain." - Volonté très noble, mais une fois passé l'effet d'annonce, quelle traduction sur le terrain ?

    "Je veux que soit posée la question de l’organisation de l’Etat, de la manière dont il est gouverné et administré depuis Paris, sans doute trop centralisé depuis des décennies. Et la question du service public dans tous nos territoires." N'est-ce pas ce gouvernement qui a annoncé la fin des corps intermédiaire ? Voir à nouveau les échanges avec les maires de France notamment. 

    "Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter." La question de l'identité heureuse n'était-elle celle proposée par Alain Juppé dans sa campagne pré-présidentielle de 2016 ? Et avant cela, l'identité nationale n'était-ce pas le thème de la présidence sous Nicolas Sarkozy ?

    "Ces changements de fond qui demandent une réflexion profonde et partagée, imposent un débat sans précédent." Ce débat n'est-il pas déjà dans la rue depuis quatre semaines ? La réponse est dans la phrase suivante : "Il devra se dérouler au niveau national dans nos institutions, chacun y aura sa part : gouvernement, assemblées, partenaires sociaux et associatifs ; vous y aurez votre part. Je veux en assurer moi-même la coordination, en recevoir les avis, prendre ainsi le pouls vivant de notre pays." - En d'autres termes, le débat ne peut être fait que dans les institutions et non dans la rue, cela signifie des intermédiaires rodés aux discussions techniques. Un langage bien éloigné des propos émotionnels dessinés, criés, chantés, hurlés dans les rues. 

    "Mais un tel débat n’est pas seulement affaire de représentants institutionnels ; il doit se dérouler aussi partout sur le terrain et il est des interlocuteurs naturels, des citoyens qui doivent en recevoir les demandes et s’en faire les relais : ce sont les maires ; ils portent la République sur le terrain". C'est un peu la quadrature du cercle. On répond par un message enregistré à une demande de débat, puis on affirme la volonté d'une discussion qui doit passer le cap de plusieurs étapes intermédiaires... On vous rassure de proximité : "C’est pourquoi je rencontrerai moi-même les maires de France, région par région, pour bâtir le socle de notre nouveau contrat pour la Nation." 

    "Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé." Tout le monde peut partager ce sentiment, c'est facile, il suffit de regarder l'histoire et tout le monde dira "il a raison"... Mais que signifie cette phrase ici ? Quel est son sens profond ? Son action est un nuage, de "la poudre à perlimpinpin" pour reprendre le champ lexical du Président. C'est une fonction rhétorique bien connue, une fonction "persuasive". Si cette phrase est ressentie comme vraie alors c'est que le reste du discours doit l'être. Pourquoi remettre en question tout ce qui a été dit précédemment ?

    "Nous sommes à un moment historique pour notre pays : par le dialogue, le respect, l’engagement, nous réussirons" C'est qui nous ? Après une telle liste de "je veux" ?

    "Nous sommes à la tâche" Nous sommes là assis derrière un bureau, vide simplement orné d'une sculpture en or. "et je reviendrai m’exprimer devant vous pour vous rendre compte." Quand, où, comment, pourquoi ? Après des semaines de révolte ou de façon naturelle ? Voilà ce que tous les citoyens sont en droit de se demander.

    "Mon seul souci, c’est vous ; mon seul combat, c’est pour vous."

    J'ai à la relecture beaucoup de mal avec cette phrase. Le début me convient, la suite moins, pourquoi ramenez ici la notion de "combat", une notion guerrière ?

    "Notre seule bataille, c’est pour la France." C'est qui nous ? Après un "mon" ? "Notre seule bataille" signifie faire une bataille commune ? Mais laquelle ? À nouveau, le Président serait-il le premier gilet jaune de France ?

    "Vive la République, vive la France. »

    Comment conclure ?

    Un discours attendu depuis 4 semaines. En témoignent, malgré eux, les 23 millions de français qui ont écouté, les milliers de tweet ou d'échanges sur les réseaux sociaux. 

    Une présentation enregistrée, non apaisante, mais solennelle. 

    Une allocution de 13 minutes... Un peu plus que le temps moyen des 8 minutes des vidéos Youtube. 

    En termes de mots, mon comptage est manuel, mais je retiens cela : 

    • 0 fois l'expression "Gilet Jaune"
    • 36 fois "je"
    • 12 fois "je veux"
    • 11 fois le mot "France"
    • 6 fois le mot "colère"
    • 5 fois "juste"
    • 4 fois "république"
    • 3 fois "violence"
    • 3 fois "peuple"
    • 3 fois "citoyen"
    • 2 fois le mot "climatique"
    • 2 fois "justice"
    • 1 fois le mot "Paix"

    Passée la déception ne pas assister à un direct. Passé le fait que le discours ne dure que treize minutes, comme si la volonté de truster était encore plus grande que celle d'écouter, je suis surprise par la contradiction de ce discours avec ceux tenus toute la semaine par les ministres :

    •  la ministre du Travail Muriel Pénicaud affirmait le 9 décembre 2018 "pas de coup de pouce au SMIC cela détruit les emplois" (voir BFM)
    • Dans ce communiqué reprenant les propos qu'elle a tenus la veille lors d'une émission de France 3 consacrée aux "gilets jaunes", la ministre défend une "position personnelle sur l'ISF": "Nous allons évaluer la transformation de l'ISF en IFI" (impôt sur la fortune immobilière), et "si l'évaluation montre que des capitaux ne sont pas suffisamment injectés dans l'économie française, je proposerai de rétablir l'ISF" - (voir le site de BFM)
    • Bruno Le Maire (ministre de l'économie) s’est déclaré opposé à toucher à la CSG, "La hausse de la CSG c'est ce qui permet de financer l'augmentation du salaire net de tous ceux qui travaillent", avait-il argumenté (voir le 10 décembre 2018, le site BFM)

    À une demande collective, la réponse est individuelle. L'objectif premier de cette intervention du chef de l'état est atteint : faire basculer l'opinion publique. À cette heure, les chiffres semblent parler (voir ici l'analyse Odoxa relayée par le Figaro). Le second objectif repose sur cette confusion guerrière "mon seul combat, c'est pour vous". "Notre seule bataille, c’est pour la France."...  Cela renforce-t-il cette idée que si le mouvement des gilets jaunes continue à occuper les rues, alors tous les moyens de répressions seront utilisés et au nom de la république ? User de la violence de l'état pour répondre à une demande de débat sur la chose publique (ou res-publica), n'est-ce pas là la pire des réponses ? 

     

  • C'est quoi le "casse du siècle ?"

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    Remarquons déjà mon silence sur la fabuleuse mise en scène de l'interview "Happy Birthday Mr President" où Edwy Plenel (pour Mediapart) et Jean-Jacques Bourdin (pour RMC et BFMTV) ont eu l'immense joie de "désacraliser" l'exercice de l'interview présidentielle. 

    Une immense table entre deux camps. Notons une géométrie bien carrée. D'un côté, les journalistes de l'autre monde, ce vieux monde qui a en arrière fond une fresque. De l'autre un "hyper président (dit Jupiter)" avec un fond "fort" : la tour Eiffel. Elle est debout et je préside à sa lumière... Il n'y a plus les "Monsieur le Président", ni les tonnes de dossiers présidentiels qui garantissent le sérieux de l'action. Une magnifique conversation du café du commerce et une rhétorique du bavardage. 

    Revenons sur le documentaire de BFM intitulé Macron, le casse du siècle.

    Que faut-il y voir ? Moi en général, quand on me parle de "casse du siècle" c'est le clan des pauvres qui s'attaque à la banque pour soit s'enrichir soit aider les autres... Là j'ai l'impression d'assister à un Robin des bois à l'envers. 

    Expression née de la bouche de Gérard Collomb, "le casse du siècle" est répété, comme un mantra auquel nous devrions finir par croire. Et tout le long du documentaire, la voix off insuffle tout un vocabulaire qui va dans ce sens. Il y a donc bien eu un cambriolage à l'Elysée, les termes "braquage", "repérage des lieux", "hold-up" sont répétés à l'infini.

    Au fur et à mesure, que le documentaire se déroule, je vais passer sur toutes les petites phrases répétées, les élans de génie ou plus exactement la volonté et le goût du pouvoir qui peuvent pousser un être humain à... .

    Une phrase reste, celle citée par Christophe Cambadélis. En effet, lors du remaniement de François Hollande, Emmanuel Macron voulait être nommé ministre. Déception. Il est revenu et aurait tenu ces propos : "Tu sais, je reviendrai, et j'attaquerai tout le monde au pic à glace". J'aurais juste envie de répondre un futur président ne devrait pas dire cela. 

    Arrive le moment de la "campagne", Macron se déclare avant que Hollande ne donne ses intentions... Nous pourrions dire "ça y est le père est mort"... Reprenons le "casse a donc eu lieu", non ? Ah pardon, je n'ai pas bien compris. Corine Lepage qui participait alors au bureau politique estime "Tout se décidait à cinq ou six personnes...Verticalité totale, genre parti communiste des années 50ce n'est pas un parti dans lequel le pouvoir vient d'en bas, et monte progressivement, ce n'est pas du tout comme ça que ça se passe".

    Et je laisse la conclusion à Emmanuel Macron ""On vient de réussir un braquage. C'est comme dans Ocean's Eleven, sauf qu'on était moins nombreux... Faut dire qu'on connaissait le proprio et qu'on avait les plans ".

    Ce que je retiens de ce documentaire, la phrase assassine avec les pics à glace, la peur de Laurence Haïm (journaliste brillante qui y a cru, puis a démissionné et qui, désormais, a disparu des écrans...).

    Cette élection n'a rien du casse du siècle cela ressemble davantage à la fin d'une démocratie. Un vote qui ressemble au calcul de Condorcet. 

    La conclusion reviendra à un autre documentaire sur cette "fabuleuse" année de Macron en Président de la République, dans lequel il prononce cette phrase étonnante, à propos de Versailles : «un lieu où la République […] s’était retranchée quand elle était menacée…» La phrase a été prononcée au détour d’une question dans un documentaire (plus que bienveillant) diffusé  sur France 3. Voilà une belle invention historique... où quand Jupiter prétend réécrire l'histoire... Y aurait-il un nouveau ministère des vérités ?

  • La France, une maison ?

    "Tout langage est écart de langage" disait Samuel Beckett.

    La communication d'influence est un "sport de combat". Une habileté mêlant mise en scène, structure du discours qui glisse du non-verbal pour faire passer un message verbal. Pour les étudiants qui souffrent de mes cours, vous pouvez débuter votre apprentissage en regardant la série Scandal, ou en apprenant simplement à démonter les décors de ce qui se passe sous vos yeux tous les jours (ou évidemment en relisant le cours à votre disposition ici

    Une communication d'influence vise à infléchir les décisions publiques et politiques en faveur des marques et organisations (entreprises, groupements professionnels, …). En d'autres termes, vous (entreprise, homme politique, association, ONG, etc.) n'êtes jamais aussi forts que lorsque l'opinion publique vous suit ou plus exactement, vous précède. 

    La bizarrerie, comme l'a souligné Pierre Bourdieu en 1972, c'est que "L'« opinion publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage" extrait de l'Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972 et paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. 

    Bref l'opinion publique n'existe pas. C'est juste un prisme perceptif qui enclenche plusieurs processus psychologiques bien connus, à commencer par celui de "l'influence sociale"... suivi de "l'effet de gel"... ce qui finit par faire que chacun fait ce qu'il croit être juste ou vrai alors que tout ceci est simplement "crédible"... Donc bien une affaire de croyance.

    Donc comment cela fonctionne-t-il ? L'influence c'est avant tout une mise en scène. L'idée consiste à travailler le prisme perceptif du public, afin qu'il reçoive le plus simplement du monde le message.

    Il s'agit ni plus ni moins d'une mise en scène. On parle aussi d'architecture de la persuasion. L'exemple le plus simple étant au supermarché, soyez attentifs à ce qui se trouve à côté des caisses : en général des bonbons, des magazines, des petites bouteilles, des piles... Remarquez ensuite la hauteur (pile pour les yeux des enfants)... si vous ne cédez pas à la tentation immédiate, votre enfant lui va vous lancer des appels... C'est cela l'architecture de la persuasion. Pas d'inquiétude, la version internet existe aussi... 

    Aujourd'hui, nous allons regarder de plus près le journal de 13h du jeudi 12 avril 2018... Je n'ai pas vu le journal en direct, j'étais entrain de pique-niquer avec des étudiants... Oui oui.. Donc je l'avoue j'ai tout regardé bien après, sans passer par les commentaires, ..., des commentaires des commentateurs professionnels. 

    Première mise en scène : l'annonce de cette interview. "Le président Emmanuel Macron sera l’invité jeudi 12 avril du journal de 13 h de Jean-Pierre Pernaut sur TF1, pour un grand entretien en direct dans lequel il s’exprimera, entre autres, sur les conflits sociaux qui agitent le pays. Durant cet entretien d’une heure, qui sera diffusé également sur LCI, le président répondra en outre à des questions concernant la vie quotidienne des Français, et expliquera quel cap il entend donner à la France près d’un an après son arrivée à l’Élysée, a indiqué à l’AFP le directeur de l’information du groupe TF1 Thierry Thuillier." 

    Tels étaient les mots de la dépêche AFP du 7 avril 2018. Notons qu'il s'agit d'un "grand entretien". Que signifie "grand" ici ? Par la taille, par la durée ?

    Deuxième mise en scène : Dimanche soir, le 8 avril donc, TF1 a confirmé que l'émission serait diffusée en direct depuis l'école de Berd'huis, dans l'Orne. Selon une porte-parole de la chaîne, c'est Jean-Pierre Pernaut qui a proposé ce dispositif inédit au président, lequel a accepté cette idée.

    Troisième mise en scène : les chaînes se déchainent et vont toutes voir cette école "dite numérique", interroger les riverains, les retraités, etc.

    Bref, passons au jour J. 

    Quatrième mise en scène : le choix du 13h

    Qui ne connaît pas Jean-Pierre Pernaut, ai-je envie de dire ? Depuis 1975, il est présentateur sur TF1, notamment du journal de 13 heures depuis 1988. Il est à lui seul une institution, un moment de la télévision française. Il est l'invité de bon nombre de français. Il s'invite à table...  En septembre 2017, les audiences de son JT étaient déjà de plus de 5 millions de téléspectateurs soit 44% d'audience. En janvier 2018, les chiffres sont en hausse. Bref, nous ne sommes pas dans un moment d'intimité bien que tout soit mis en scène pour que nous puissions être face au président.

     

    Cinquième mise en scène : l'infantilisation

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    Tout commence par une introduction de Jean-Pierre Pernaut, on est donc rassuré nous sommes bien dans une école primaire, les enfants jouent, et il nous montre bien que nous entrons dans une classe de CE2 (oui c'est bien marqué sur la porte)... 

     En d'autres termes, le président va nous parler à hauteur d'enfants... Ce qui fait de nous "les enfants" du "père de la nation"... 

    Rappelons que tout public plongé dans un cadre infantile se met en situation suggestive d'enfant. Comme le souligne Noam Chomsky : « si on s’adresse à une personne comme si elle était âgée de 12 ans, alors, en raison de la suggestibilité, elle aura, avec une certaine probabilité, une réponse ou une réaction aussi dénuée de sens critique que celle d’une personne de 12 ans » (cf. Armes silencieuses pour guerres tranquilles).

    Sixième mise en scène : "La France est une maison", "la maison France"

    “On est une maison, la France c’est une maison”, dont les fondations doivent être solides...

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    Attention, la France est une maison avec en arrière fond des dessins d'enfants représentant des maisons. Notamment la maison bleue sur fond jaune, nous laisse à penser que cette image est sans conséquence... 

    Soumise, comme tous, à l'influence, je me suis d'abord dit que j'avais fait une erreur de compréhension. J'ai donc vérifié en me rendant sur le compte Twitter du Président. La référence à la maison est bien là (12 avril à 13h25). 

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    Personnellement, j'ai bien cru m'étouffer en entendant, et, en lisant ces formulations. Donc petit retour à vos livres d'histoire (période : seconde guerre mondiale). 

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    Voilà la belle "Maison France" proposée par Pétain. Qu'y voyons-nous ? Les couleurs utilisées sont celles du drapeau français, cela incarne donc le symbole de l'identité et du patriotisme (drapeau que vous retrouvez derrière le président auquel on ajoute celui de l'Europe). Nous sommes bien "une maison".

    Les Piliers épais représentent donc les valeurs et vertus énoncées. Elles sont les bases de solidité et de stabilité du pays. En ce sens, l'école diffuse les valeurs de la République. L'Épargne symbolise le travail individuel. "Discipline, ordre et courage" font référence à la famille et à la patrie. 

    La maison est verdoyante, aérée, elle est symétrique. C'est une maison modeste où il est fait bon vivre. Pas de nuages dans le ciel d'une telle maison. Les nuages sont en dessous ou sur le côté... Rappelons également que les étoiles dans le ciel sont celles du Maréchal plus haut grade de l'armée. L'armée veille. 

    Il s'ensuit une réflexion sur "l'ordre public". Afin qu'il fonctionne il faut que "les règles soient respectées" comme le veulent “les gens qui payent leurs impôts”... Mais qui sont donc désormais les gens qui payent leurs impôts ? 

    Septième mise en scène : l'effort

    Donc là c'est simple il faut une répétition "Je suis le Président de tous les Français" et évidemment remercier les retraités pour tous leurs efforts.

    Cependant, une erreur de langage se glisse «Je suis le Président de tous les Français. Les riches, ils n'ont pas besoin d'un Président, ils se débrouillent très bien seuls.»...

     

    Essayons de conclure : si j'ai bien compris, à hauteur d'enfant, il semble que ma maison soit de travers et que je sois désignée comme une "professionnelle du désordre" (pour reprendre l'expression de cette interview). Afin de vous faire comprendre à quel point le langage est un écart à lui-même, je vais utiliser à nouveau des mots issus de cette interview, car ils pourraient être les miens, les vôtres... “je veux changer beaucoup de choses et pour moi il n’y a pas de répit.” Ces mots correspondent parfaitement à la philosophe du désordre que je suis...