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histoire - Page 2

  • Roger-Pol Droit

    « Montre-moi comment tu marches, je te dirai comment tu penses ! »

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    Cher Roger-Pol Droit, 

    Je tenais ici à vous écrire une lettre. Une volute de mots en pas raisonnés. Une scansion de respirations sur le rythme du coeur... 

    Cela fait si longtemps que j'attendais un livre comme le vôtre que je m'étonne encore du hasard qui m'a conduit à sa rencontre. Une promenade, ou plus exactement une courte errance entre deux rendez-vous.

    Le ciel grondait un peu. Le bruit et la fureur étaient trop vifs. Tout sonnait comme une précipitation avant Noël. J'avais dans ce tumulte besoin d'une halte. D'une respiration. Après une heure de marche, j'avais envie de calme. D'une tendresse qui s'enveloppe, s'enroule autour de soi comme une douce écharpe ou une lumière printanière. Les mots sont souvent ce refuge. Mais encore faut-il trouver les bons. Arrivée à Duroc, la librairie me tendait les bras. Un refuge nécessaire.

    Cela faisait longtemps que je n'étais pas venue là. Au moins deux ans. J'étais heureuse, comme lorsque l'on retrouve une vielle camarade de faculté. Le temps a passé, mais les repères sont les mêmes. Le coin "philosophie" est ici réduit à une colonne simple. La sélection y est rude.

    A cette heure, ce coin était même caché par un tas de paquets cadeaux, de commandes diverses. En une demi seconde, j'ai pris votre livre, je l'ai ouvert sur le chapitre 22 "Le Hongrois qui marcha jusqu'au Tibet". A cet instant, j'ai compris qu'il me fallait vous lire.

    J'ai lu et relu l'ensemble de votre travail plusieurs fois, me délectant de retrouver mon goût pour Aristote, Platon et tant d'autres. Vous avez, pour eux, une infinie tendresse. J'ai adoré votre vision des trois "H" de la pensée, Hegel, Husserl, Heidegger. Vous dites qu'ils "ont employé la même formule pour parler de la naissance et du développement de la philosophie "Nur bei den Grieschen", "chez les grecs seulement". (cf. p.81)" Oui c'est une "erreur" toute kantienne cette délimitation géographique, sans doute pour se faire accepter à l'université... Bref, l'enseignement n'a pas tellement changé. J'ai toujours eu cette annotation "irrévérencieuse envers l'académisme du savoir"... Normal, j'allais chercher d'autres textes pour éclairer ceux que nous devions apprendre. 

    J'ai pris très au sérieux, le travail de Bergson, sur la mémoire du corps. L'ancrage de nos habitudes, de nos pas...

    A chaque page, j'ai aimé vos haltes, le rythme, la scansion de cette promenade. J'y ai retrouvé le goût Jardin du Luxembourg dont j'ai arpenté les allées pendant tant d'années jusqu'à en connaître les habitudes de chacun, des amants, des coïncidences, des trahisons, les goûts d'eau et de cailloux aux yeux des sculptures immobiles. 

    La marche est un principe de déséquilibre merci Aristote. Un instant de fragilité, de suspension. Dans un coin de ce jardin, au moment d'un mouvement de pièce d'un joueur d'échecs, à cet instant où les mouettes, sans doute, chahutaient les canards, où un enfant a couru à bout de souffle, j'ai eu l'audace de lancer une marche en direction de l'est. 

    Quelque mois plus tôt, j'avais obtenu mon doctorat de philosophie et d'épistémologie. J'ai pris mon sac, j'y ai glissé une veste, un pull, une broutille ou deux, deux livres, un appareil photographique, un stylo, un carnet. Direction Moscou, puis un train direction Pékin. Sept jours, sept nuit... Et le renversement de tout ce que je venais d'apprendre s'est opéré. On ne revient jamais véritablement de tous ces périples. Evidemment, je suis repartie, revenue, repartie. Et à nouveau, je repars toujours vers la Chine, toujours vers le Népal, l'Inde, l'Indonésie. Monter, descendre, traverser à nouveau le plateau himalayen. Et dans cette errance, continuer la recherche, la compréhension, la rencontre avec ceux que l'on dit "penseurs".

    Si je parle ainsi de moi, ce qui est rare, et même très troublant... c'est parce que dans la philosophie il y a deux grands oublis volontaires : les autres pensées (venues d'ailleurs) mais également les femmes. C'est le seul défaut que je trouve à votre livre. Pas une seule femme philosophe dans votre texte. Quid d'Hannah Arendt ? Quid Louise Weil, de Edith Stein, de Hypatie d'Alexandrie, de Théano, de María Zambrano Alarcón ?  Et je suis sûre qu'en cherchant un peu plus loin, nous pourrions trouver une quantité de femmes. 

    Les femmes pensent, les femmes marchent, les femmes crachent, elles mettent des pantalons, elles tombent dans la boue. Elles ne sont pas seulement des mystiques. Même les grandes exploratrices ont quelques caractéristiques philosophiques. On pourrait citer Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach... 

    Elles ont marqué le monde, et sa marche. Elles sont allées au-delà. Finalement, la marche du monde ne dépend-elle pas de la marche des femmes ? J'ai toujours marché, tous les jours, je parcours quelques dix kilomètres. Dans Paris, j'ai toujours un prétexte me rendre dans une école, faire des courses... Tout ce qui est à moins de vingt stations de métro est accessible directement à pieds. Parfois même je fais plus. C'est ainsi... 

    Comme vous, je constate que les humains ne marchent plus... Une vie numérique est une vie paradoxalement dite nomade. Elle est immobile. Elle se meut dans la réalité virtuelle. Nous pourrions ici définir de nouveaux cadres de marche, et nous devrions prendre conscience que nous serions proche, très proche, des textes de Platon.

    "Marcher en philosophe" c'est prendre conscience de notre place dans le flux de l'humanité. Sur ce point nous sommes d'accord. Cependant je crois que la philosophie est avant tout créativité. Elle doit interroger, construire, bâtir, défendre, supporter, casser, reconstruire... Elle est le liquide de l'être. Elle doit s'adapter, s'émerveiller et ne plus s'endoctriner. 

    Cher Roger-Pol Droit, j'ai aimé me promener au coeur de vos mots, au coeur de votre musique. Evidemment, j'aurais aimé y croiser plus de femmes. Cependant comme vous le soulignez en évoquant la doctrine de Bouddha "l'humanité exige donc un ajustement interminable" (cf. p.95). 

    Cependant je ne considère pas les femmes comme une variable d'ajustement, car nous le savons fort bien, tous les deux, jamais l'immense oeuvre de Husserl aurait pu voir le jour sans Edith Stein. Les femmes ont toujours été là, elles vont sur le chemin de la sagesse. Elles aussi connaissent les déséquilibres. Elles aussi inventent, rêvent le monde et surtout l'éclairent de leur lucidité foudroyante (je pense ici à Hannah Arendt et notamment à sa théorie des bourreaux). 

    Cher Roger-Pol Droit, en ce début 2017, évidemment je vous adresse tous mes voeux et je vous souhaite de très belles promenades. Encore et encore de somptueuses recherches et des mots bien choisis. 

      

  • Aude Lancelin : Le monde libre

    Aude lancelin, médias, mots, histoire,

     

    Chère Aude Lancelin,

    Pour votre livre, j'ai envie de vous écrire une lettre. Une courte lettre de remerciement(s). Cependant, je les veux pluriels.

    D'abord parce que vous relatez vos engagements, votre vie, vos choix. Pour moi, ceci est très important. Un engagement dans une vie peut être multiforme, il prend une direction, et, à un nouveau croisement, il peut être remis en question. Il faut davantage en parler pour cette jeunesse qui "croit" que tout est linéaire. Non la vie n'est pas une ligne droite prédéterminée qui fait de vous un algorithme ou un like. La vie est amoureuse, complexe, subtile, elle change, elle bouleverse... Elle remet en cause les idéaux. 

    Dans un second temps, j'aime votre audace. La plume libère. Elle incise où il faut. Elle déchire le voile de l'histoire. 

    Par intermittence, je me demandais comment écrire sur votre texte, à la fois document, essai. Une note simple ne peut pas aller. Ce serait bâcler la lecture de votre travail. On doit vous lire, comme on découvre une oeuvre de pensée. 

    Vous êtes une audacieuse. Dans le bon sens du terme. Enfin de l'audace ! Celle dont on manque cruellement aujourd'hui. L'audace fait peur. Elle trouble l'ordre. Déjà, l'audace des bonnes questions : "comment ceux qui incarn(ai)ent la défense des opprimés, la cause sociale, peuvent avoir changé à ce point ?"

    Vous exprimez ici le renversement des valeurs. Après tout, ne serait-ce pas humain ? Qui fut résistant hier, se plie aujourd'hui à une drôle d'obéissance ? Nous courbons l'échine face aux nouveaux maux. Nous crions sans bruit.

    Quelque part en chemin, la presse s'est coupée de la réalité, de la narration des faits. Elle est devenue une presse d'actionnaire, narrant des storytelling à gogo. Rendant crédible des informations, donnant une couleur aux faits en activant le fabuleux levier de la croyance. Car tout être humain aime à croire les belles histoires. Gustave Le Bon, Edward Louis Bernays le savaient très bien. Le second en a joué jusqu'à sa mort, où dans un ultime rire, il a du prononcer cette phrase "c'est si facile"...

    La presse s'est coupée de son histoire. Elle a suivi les lanternes du marketing, de l'argent facile. Il faut nourrir la masse d'idées faciles, de concepts bêtes, lui donner des figures à aimer, à décrier. Surtout, la masse ne doit pas penser, elle doit l'obéissance. On devient adepte ainsi des étoiles ou des T dans Télérama. Pardon j'extrapole.

    Et en coulisse, il y a vous face à ce monstre qui ne dit pas son nom. L'ogre informe. "Comment me trouverai-je prise dans le drame qui n'allait pas tarder à se jouer place de la Bourse ? Depuis plusieurs mois, j'observais les manoeuvres en cours à "l'Obsolète". Les deux patrons historiques qui m'avaient recrutée comme directrice adjointe à Marianne venaient d'être ignominieusement licenciés, à la faveur d'un putsch actionnarial d'une rare brutalité" (Cf. Le monde libre, p.140).

    Tout ogre avale, conspue, dénigre... Il érige des barrières, fait des drames là où la pensée naît, fait taire... Mais les mots eux sont libres, ils peuvent sortir des carcans, détruire les arcanes en les donnant à voir. 

    Votre livre mériterait cette lettre de Victor Hugo, écrite à Baudelaire : "J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.

    Je vous serre la main, poëte."

    Cette lettre date d'Août 1857. 

    La liberté de la pensée a toujours eu un prix. Sans doute celui du mépris en premier lieu. Quelle importance ? il s'agit de faire entendre un autre son, de donner à voir l'invisible, de renverser les idées reçues. C'est un long cheminement, mais des livres comme le vôtre en éclairent le chemin. Le terrain est celui des mots.

    Les mots des bureaux, les mots de machine à café, de déjeuner, de pouvoir rompu sur les fauteuils en cuir d'une brasserie parisienne. Quelle importance ?

    Ce qu'il faut, c'est faire entendre qu'autre chose est possible.Vos mots distillent le doute, percent l'aveuglement. Donnent à voir... L'ogre s'effacera face à une foule qui lui tournera le dos.