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Rebelle - Page 59

  • Josiane Balasko à fleur de peau

    Invitée d’honneur de la trentième édition du Festival international de films de femmes, Josiane Balasko évoque son parcours et ses engagements.

    Difficile, voire impossible de résumer en une phrase lapidaire la vie de Josiane Balasko. Son père décède alors qu’elle est adolescente, Josiane Balasko est élevée par sa mère et sa grand-mère. Dès son plus jeune âge, elle a rêvé d’embrasser une carrière artistique : après s’être essayée au dessin en intégrant une école de graphisme, et à l’écriture en rédigeant des nouvelles de science-fiction, elle opte pour la comédie et suit les cours de théâtre de Tania Balachova. Sa filmographie démarre fort avec son apparition très remarquée dans Le Locataire de Roman Polanski. Au milieu des années 70, Josiane Balasko rejoint l’équipe du Splendid, alors à la recherche d’une remplaçante pour Valérie Mairesse, partie faire du cinéma. Parallèlement, elle monte ses propres spectacles et incarne Ginette Lacaze dans une pièce écrite par Coluche. Elle apparaît à l’écran en 1973 dans L’An 01 et trouve son premier rôle "d’envergure" dans Les Petits Câlins de Jean-Marie Poiré (1978). Jouant de son image d’anti-sex-symbol, Josiane Balasko accède à la notoriété en même temps que ses camarades du Splendid, grâce aux succès des comédies Les Bronzés (1978) puis Les Bronzés font du ski, sans oublier Le Père Noël est une ordure (1982). A travers des films comme La Smala ou Nuit d’ivresse (1986), Josiane Balasko impose une nouvelle image d’elle et des femmes. Elle incarne une femme ordinaire à laquelle arrive l’extraordinaire. En 1989, grâce à Blier dans Trop belle pour toi, elle est la secrétaire pour qui Depardieu quitte Carole Bouquet. Elle multiplie les rôles de composition : militante exaltée dans Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes (1993) ou alcoolique pathétique dans Un crime au paradis, elle nous surprend en incarnant en 2003 un flic à la dérive dans le polar Cette femme-là de Guillaume Nicloux, puis elle incarne Marguerite Duras dans J’ai vu tuer Ben Barka. Josianne Balasko reste fidèle à la troupe du Splendid, participant donc au retour des Bronzés en 2006, puis à L’Auberge rouge de Gérard Kramczyck. En 2007, elle retrouve Guillaume Nicloux dans La Clef.

    Mais ne parler que de sa carrière d’actrice c’est oublier que Josiane Balasko, c’est aussi une réalisatrice engagée et lucide ! Dès le milieu des années 80, elle révèle cet autre talent. Elle dévoile ainsi son anticonformisme avec Sac de noeuds (1985) et Les Keufs (1989). Pourtant ce n’est qu’avec Gazon maudit, qu’elle obtient les éloges du public et de la critique (emportant le César du Meilleur scénario en 1995). En 1998, elle porte à l’écran sa première de théâtre à succès Un grand cri d’amour, récidive avec L’Ex-femme de ma vie (en 2005), puis son livre Cliente (en 2008). Comme personnalité, à l’honneur, de cette trentième édition, elle a accepté de nous parler de sa carrière, de son engagement, de sa volonté.

    Comment en êtes-vous venue à une carrière théâtrale ?
    Josiane Balasko : Au départ, je dessinais. Dès 8 ans, je peignais, mais ce n’était pas très convaincant. J’ai arrêté mes études, j’étais très en retard et j’ai dit à ma mère que je voulais faire du dessin. C’était plus l’idée d’une carrière artistique que j’avais en tête. Ma mère s’est saignée aux quatre veines pour m’envoyer dans une école qui existe toujours Penninghen. Je me disais que j’allais peut-être entrer aux Beaux-Arts ou aux Arts Déco. J’ai fait une année de préparation, qui me sert toujours pour composer mes affiches. Dans les années 69/70, j’ai été recalée au concours des Arts Déco et je me suis dit : « mais qu’est-ce que je peux faire ? » J’avais une amie d’enfance, Laura Laufer qui était une fan de cinéma, une cinéphile, et qui prenait des cours de théâtre chez Tania Balachova. Elle m’a demandé : « pourquoi tu ne viens pas me voir ? ».

    Cela a-t-il été une révélation, ou bien avez-vous découvert un métier ? Josiane Balasko : A l’époque, ces endroits n’étaient pas des usines. Les élèves payaient quand ils pouvaient. Donc je suis restée à regarder ses cours. Je trouvais ça intéressant. L’ambiance était bonne, il y avait des copains, des copines... Un jour, on m’a demandé de donner la réplique. C’était une pièce très rigolote d’Obaldia : Le Cosmonaute agricole. J’ai donné la réplique, et tout le monde s’est mis à rire. A partir de là, j’ai compris que j’avais une fibre comique et j’ai commencé à travailler dans ce sens. C’est donc venu un peu par hasard et je n’ai pas vraiment décidé de devenir actrice.

    Dès votre première apparition au cinéma, dans Le Locataire de Roman Polanski, vous jouez sur vos différences physiques ? Vous semblez même en avoir fait un point fort...
    Josiane Balasko : Si on commence une carrière sur un physique c’est très dur de s’en défaire, car l’on vous sollicite pour cela. Je ne connais que Simone Signoret qui ait résolument cassé son image. La beauté extrême qu’elle pouvait avoir dans Casque d’or elle l’a cassée dans ses rôles ultérieurs, comme dans La Veuve Courderc (Pierre Granier-Deferre, 1971) par exemple.

    En parlant de transformation et d’images, il semble que vous ayez le goût de la métamorphose à chacun de vos personnages ?
    Josiane Balasko : oui, j’adore cela, c’est une manière encore plus forte de donner vie à un personnage, de l’incarner. Dans Un crime au paradis de Jean Becker (2001), j’étais une mégère incroyable. Il y avait Suzanne Flon sur le film, qui comprenait très bien ce choix. Je préfère être un poireau dans un film, plutôt que dans la vie réelle ! (rires) Ca m’amuse toujours de me déguiser. Un acteur se déguise sans cesse. C’est le plaisir du jeu de se transformer. J’ai commencé avec Les Hommes préfèrent les grosses (Jean-Marie Poiré, 1981) et bien sûr je n’étais pas à mon avantage, mais ce n’était pas grave. Dans le fond, j’ai toujours eu des modèles masculins, car il y avait peu de modèles féminins à part les excentriques comme Pauline Carton. Elle est formidable, mais a toujours été cantonnée aux rôles de concierge, de vieille fille, de pharmacienne aigrie... Les jeunes filles séduisantes jouaient assez vite des rôles de mères. Mes modèles étaient donc masculins et je m’étais dit : « J’ai envie de faire un tandem, comme Jerry Lee Lewis et Dean Martin. » (rires). C’est comme cela qu’est né Les Hommes préfèrent les grosses. Un de mes premiers spectacles qui s’appelait : La Pipelette ne pipa plus. Les critiques, même féminines, étaient féroces. On disait « dis-donc, elle a des cuisses avec de la cellulite et elle ose porter une mini-jupe ! » C’est un exemple de réaction qui prouve que parfois les femmes sont les premières gardiennes de la tradition machiste. Ca leur renvoyait une image inacceptable. J’ai eu la même réaction à la lecture de Cliente, auprès de femmes qui s’occupaient de programmation ou de distribution pour les chaînes de TV. Elles ne toléraient pas le scénario : une femme de 50 ans qui va avec des mecs. Elles ne lisaient pas un scénario, mais se projetaient personnellement dans l’histoire. C’est très fréquent ces deux niveaux, il y a les canons de la société d’une part, et l’autocensure des femmes contre elles-mêmes, d’autre part.

    Vous allez constamment au-delà des critiques, vous aimez tendre un miroir à la société pour en montrer les imperfections. On vous voit d’ailleurs de plus en plus dans des engagements différents. Est-ce une des raisons qui vous a conduit aujourd’hui à accepter l’invitation du Festival ?
    J
    osiane Balasko : Les combats féministes ont changé des choses importantes dans la vie des femmes. Pour le cinéma, cela a certainement permis à des réalisatrices de travailler. Moi, à l’époque, je m’en foutais un peu. Il n’y a que depuis quelques années que je m’intéresse à la chose publique. Pour les sans-papier, je peux comprendre que l’on ait des quotas d’entrées, que des gens qui sont là depuis six mois illégalement soient renvoyés à la frontière... mais le drame actuel concerne des gens qui sont là depuis cinq ans, depuis dix ans, qui ont des enfants, qui travaillent. C’est ça le problème. Beaucoup de gens expulsés sont des gens intégrés, qui ont des attaches. Donc cette loi c’est pour faire du chiffre et plaire aux électeurs d’extrême droite. Ca ne résout pas les problèmes et on a besoin des immigrés. Quand on a la chance d’être privilégié, c’est normal de s’intéresser aux autres. Pour moi militer, c’était de faire ce que je faisais. D’une certaine façon, porter une mini-jupe et montrer mon cul aux gens, c’était un acte féministe (rires). C’était pas forcément perçu comme ça, mais c’était tout de même aller contre des stéréotypes. J’ai remarqué que même les grandes causes comme l’Unesco, l’Unicef... utilisent des images de femmes « glamour » pour vendre leurs idées. Au début j’étais très énervée parce que je ne faisais jamais les couvertures, mais maintenant je m’en fous complètement.

    Pour en revenir au cinéma, vos choix d’actrice puis de réalisatrice montrent combien vous êtes en prise avec le réel.
    Josiane Balasko : Oui en effet, j’aime partir du quotidien. Par exemple, Les Keufs (1987) était une commande que j’ai réécrite entièrement. Un producteur m’avait demandé de faire un polar et, dans les années 80, j’avais rencontré une jeune femme-flic très mignonne, qui, dans le cadre de son boulot, devait s’infiltrer chez les dealers. Elle m’a raconté des choses hallucinantes. Elle était de Marseille et avait passé les concours pour entrer chez les flics. Très vite elle a été mutée à Paris, dans un milieu très macho. Les premiers jours, elle arrivait en petit tailleur et on lui disait : « Viens, y a un type qui s’est pendu, on y va ». Arrivée sur les lieux, on lui dit de le dépendre. Et là, évidemment, elle ne pouvait pas le savoir, mais le type se vide complètement sur elle. Elle en avait partout. C’était vraiment un bizutage assez dur. Après elle leur disait « Salut les couilles ! » et j’ai repris cette expression dans mon film. Il y a un autre épisode dans le film qu’elle m’a raconté également. Elle avait des billets pour l’Opéra, donc là encore elle s’était bien habillée. Elle était toute seule. Elle revient de l’Opéra assez tard, en métro, et des mecs commencent à la regarder et à l’emmerder. Tout à coup, elle sort un flingue de son sac, elle, une petite bonne femme très chic. On imagine la tête des types (rires).

    Comment Bertrand Blier a eu l’idée de vous proposer Trop belle pour toi ?
    Josiane Balasko : Bertrand nous connaissait toute l’équipe du Splendid. Il était venu nous voir au Café Théâtre, il a donné des petits rôles à Jugnot et Lhermitte dans Les Valseuses. Il m’avait proposé un tout petit rôle, mais je n’avais pas pu le faire à l’époque à mon grand désespoir car je devais assurer une tournée de spectacle pour enfants. Plus tard, il m’avait parlé du personnage de Miou-Miou dans Tenue de soirée, mais il a tout de suite oublié. Il trouvait que ce n’était pas moi. Et il a eu bien raison de prendre Miou-Miou. Ensuite, il a pris Michel Blanc. Donc il est assez fidèle à nous. Dans Les Acteurs, j’ai joué avec André Dussollier. Pour Trop belle pour toi, je crois que c’est le seul réalisateur à qui j’ai demandé de travailler avec. Un jour, il m’a appelé et m’a proposé cette idée. Bertrand a besoin de penser à des acteurs précis pour écrire ses personnages. Il a besoin de têtes.

    Avec Trop belle pour toi, vous commencez à quitter le registre comique pour aller vers des rôles plus dramatiques et incarner cette Femme-là de Guillaume Nicloux...
    Josiane Balasko : Dans Les Hommes préfèrent les grosses, on ne parle que de cul. Pas d’une manière grasse, mais d’une manière obsessionnelle. J’ai revu récemment Viens chez moi j’habite chez une copine, à peu près de la même époque, et c’est pareil. Tout est basé sur les ouvertures, sur l’écoute, sur ce que l’on peut avoir rapidement... C’était quand même ça le fond de ces histoires. Il a fallu que j’attende Trop belle pour toi (1989) et surtout Cette femme-là (2002) pour aborder un registre dramatique. C’est Thierry Lhermitte qui m’appelle un jour, en me disant « Il faut que tu vois Guillaume Nicloux, c’est un garçon formidable ». On s’est vus, on a discuté, et une alchimie est passée, comme avec Jean-Marie Poiré. Il avait envie d’écrire un film noir, avec un personnage sombre et j’ai dit OK. C’est l’histoire d’une femme-flic qui a des névroses car son fils, quatre ans auparavant, est mort dans un accident de voiture dont elle est responsable. Elle voit un psy, et va être entraînée dans une affaire policière extrêmement violente. C’est un jeu totalement intérieur, pas du tout expressif, à l’opposé de mes rôles habituels, et j’ai beaucoup aimé jouer ce personnage.

    Le bonheur d’être actrice vous a également conduit vers la réalisation. Mais réaliser est-ce encore jouer ?
    J
    osiane Balasko : Sac de nœuds (1985), c’est le premier film que j’ai réalisé, mais je ne voulais pas le faire. Je voulais jouer et écrire, mais pas réaliser. C’est comme si on m’avait dit : « Maintenant tu vas servir la messe, tu vas passer de l’autre côté... J’suis pas curé ! » (rires). Et puis j’ai écrit le sujet avec Jacques Audiard, on avait un producteur et j’ai cherché un metteur en scène, mais on n’en a pas trouvé. C’est un film tellement particulier, tellement personnel que c’était pas évident de trouver quelqu’un. Jugnot avait fait un carton avec Pinot Simple flic et Blanc avec Marche à l’ombre alors le producteur m’a dit : « T’as qu’à le faire ! » Pour Gazon maudit (1994), la production de Claude Berri avait les moyens. On a planté le décor entre Apt et Avignon. On se retrouvait les uns chez les autres. C’était très familial. Tout le monde avait emmené ses enfants, Victoria, Alain Chabat... C’était un peu une fête. Ma fille était avec moi. A la fin du tournage elle me dit « Quand est-ce que je pourrais voir le film ? » Et moi je lui réponds : « C’est pas vraiment pour les enfants, quand tu auras 12 ans ». Le film est sorti quand elle a eu 12 ans et je me disais « Pourvu que de voir sa mère avoir des scènes d’amour avec Victoria Abril ne la traumatise pas ! » (rires). Finalement elle m’a dit « Maman, t’as fait du bon boulot ! ». Après, à l’école, on a dû lui dire que sa mère était une gouine et elle a dû en chier... mais bon. Avoir des enfants pour les couples de lesbiennes, cela me semble normal et logique. Sans même recourir à l’insémination artificielle je pense qu’il y a des couples qui font appel à des amis.

    A travers votre fabuleuse carrière, il semble que vous fassiez tout en restant vous-même. Est-ce là votre philosophie ?
    Josiane Balasko : J’ai la grande chance de faire les films que j’ai envie de faire. Pour un metteur en scène quand il ne travaille pas, c’est très dur. Moi, je suis un peu dilettante. J’écris un livre, je fais une pièce comme actrice... Je ne suis pas là à me dire : « Il faut trouver un sujet, sinon je vais mourir ». Je n’ai pas non plus besoin de faire des publicités pour vivre. C’est un immense avantage de pouvoir faire mille choses, car quand une actrice reste dans l’attente d’un coup de fil, c’est terrible. Tous les acteurs ont des périodes creuses. DansCliente au départ j’avais écrit le rôle pour moi. Ensuite, je suis passée au livre en me disant : « Si j’étais metteur en scène qui je prendrais comme actrice ? ». J’ai fait lire le bouquin à Nathalie Baye et elle m’a rappelée immédiatement en me disant : « Ecoute Josiane, si jamais tu fais le film, je veux le rôle ». Et l’an passé son agent m’a dit : « C’est la première fois de sa vie qu’elle appelle un metteur en scène pour avoir un rôle ». Et elle est formidable. Elle représente la Française, un peu comme Danielle Darrieux à son époque, ou dans un autre style Catherine Deneuve. La beauté française qui n’est pas tapageuse, qui a beaucoup de charme, et à laquelle on peut s’identifier.

  • Charlotte Rampling, magnétique

    Elle a été la marraine de la 29e édition du Festival international de films de femmes de Créteil. À cette occasion, elle a accepté de revenir sur ses dix dernières années de carrière.

     

    Née le 5 février 1945 à Summer (Essex, Grande-Bretagne), elle quitte à neuf ans l’Angleterre et s’installe, avec sa famille, à Fontainebleau. Après un passage en Espagne, elle se retrouve à Londres où elle travaille comme cover-girl avant de débuter au cinéma par un premier rôle dans Le Knack... de Richard Lester. Puis elle tourne avec Luchino Visconti dans Les Damnés.
    Charlotte Rampling revient au cinéma un an après le décès de sa sœur, avec The Ski Bum. C’est grâce à Portier de nuit en 1974 qu’elle trouve la reconnaissance du public. Elle collabore avec John Boorman dans Zardoz, Woody Allen dans Stardust Memories et Sidney Lumet dans Le Verdict. L’année 2000 marque son retour avec Sous le sable de François Ozon. Elle reçoit alors un césar d’honneur en 2001. Il l’engage à nouveau pour son film Swimming Pool. Elle joue également aux côtés de Jacques Dutronc dans la comédie Embrassez qui vous voudrez. En 2006, elle partage l’affiche avec Jean Rochefort dans la dernière comédie d’Antoine de Caunes intitulée Désaccord parfait.
    Déjà invitée en 1995 au festival, elle avait retracé son parcours en un autoportrait magistral. Aujourd’hui la plus british des actrices françaises - ou l’inverse, selon le côté de la Manche où l’on se place - revient non seulement pour être la marraine de cette édition so british du festival, mais aussi pour montrer huit films qui révèlent son audace auprès de jeunes réalisateurs.

    Vous semblez être revenue à l’envie de faire du cinéma avec le film de Michael Cacoyannis :
    La Cerisaie (en 1999) ?
    Charlotte Rampling :
    Oui à l’époque, je traversais une période difficile. J’avais perdu le sens et le désir de faire du cinéma. Alors que Julie Christie (actrice que j’adore) s’était décommandée, je me suis rendue à Athènes, suite à un appel de Michael Cacoyannis, pour jouer dans son film. Là il m’a posé un ultimatum : « maintenant, c’est oui ou c’est non ». Il fallait que je réagisse. C’était comme un cadeau qu’il me faisait : il me redonnait goût à la vie, au langage et au théâtre. En plus il m’offrait une immersion avec des acteurs anglo-saxons. C’était une véritable cure de jouvence pour moi.

    Un tel retour, sous les feux de la rampe du grand écran, se devait d’être souligné. En effet, après on vous retrouve dans le film de Jonathan Nossiter : Signs & Wonders (en 2000)
    Charlotte Rampling :
    C’était comme une continuité. À nouveau, je jouais à Athènes. Signs & Wonders est visuellement très particulier. Il est sous tension. Il y a beaucoup de bruit, de mouvement dans les rues d’Athènes.

    Ce film est une tension permanente, c’est un thriller conjugal avec des jeux urbains particulièrement bien choisis qui soulignent les oppositions entre couples père/fille et mère/fils. Comment arrivez-vous à jouer, avec tant de justesse, des personnages aussi difficiles ? Comment se fait votre travail d’incarnation du personnage ?
    Charlotte Rampling : La question, c’est comment on traverse la vie sans être totalement détruit par elle. Comme nous le faisons dans la vie, les personnages de cinéma ont leurs propres moyens - dans Vers le Sud c’est une sorte de cynisme. Je pense que l’intérêt d’un personnage c’est justement d’essayer de montrer comment il fabrique sa façon de vivre, comment il tient, ou ne tient pas. Cela vient beaucoup du vécu de chaque acteur, le personnage est comme une branche de l’acteur. On a beaucoup de personnages en nous. Les gens sont fascinés par les acteurs parce qu’ils peuvent vivre tout ça pour un moment. Quelqu’un qui ne joue pas la comédie joue peut-être en dehors de son travail, en faisant des fêtes, en inventant des choses. Beaucoup de gens jouent des rôles ; la seule différence c’est que pour nous, c’est enregistré. L’interprétation, c’est le mystère du geste créatif, du même ordre, lorsque le peintre met la couleur sur le tableau, pourquoi il la met là, ou là... Dans le cinéma, c’est très angoissant et ça le devient de plus en plus, parce que contrairement au théâtre, on n’a pas le temps d’absorber le travail des répétitions. Récemment, venant de répétitions au théâtre directement sur un tournage à Madrid, j’ai vraiment vu la différence et j’étais dans un état de fébrilité incroyable.

    Pour la grande soirée de rencontre avec le public de Créteil, le lundi 26 mars, vous avez choisi de présenter le film Sous le sable (2001) de François Ozon. Comment s’est opérée votre rencontre ?
    Charlotte Rampling :
    J’avais vu ses films courts et ça a été oui tout de suite, je sentais l’aventure absolue entre lui et moi. Il y avait juste la petite histoire qu’il me racontait : une femme qui va à la plage et son mari disparaît. C’est une expérience qu’il avait vécue enfant... On a eu très vite, presque instinctivement, un rapport où l’on avait très peu besoin de se parler. Et comme le film est vraiment l’histoire de cette femme, je partais et c’était comme s’il me suivait... Il n’avait écrit que la première partie, puis on a fait une pause pour financer le film, pause qui a été plus longue que prévu !

    Dans les interviews qui ont suivi la sortie du film, il a expliqué qu’il avait commencé le tournage en 35 mm puis continué en super 16, par manque de moyens. Comment avez-vous vécu cette épopée ?
    Charlotte Rampling :
    J’étais dévastée, on ne pouvait même pas avoir de pellicules, c’était fou ! On a eu six, sept mois pour écrire la seconde partie, on se parlait beaucoup. Ça a permis d’élaborer le rapport avec lui de manière créative et continue, ça nous absorbait complètement et on a appris à vraiment se connaître. D’habitude on fait un film et quand c’est fini, pour l’acteur l’aventure est terminée. Pour nous ce fut une vraie rencontre.

    Etait-ce la première fois que vous dessiniez un personnage ?
    Charlotte Rampling :
    Oui c’est exact. Quand j’ai rencontré François Ozon je lui ai demandé : « Quand le mari disparaît, qu’est-ce qui se passe ? » et il m’a dit : « Je ne sais pas, on va le découvrir ensemble » ! C’est pour ça que les distributeurs n’avaient pas confiance. Ce sont des Japonais, qui m’aimaient beaucoup et aimaient beaucoup Ozon, qui ont pratiquement financé la totalité du film. Ils ont compris et imaginé l’histoire.


    À la suite de cette aventure, on vous retrouve dans une comédie :
    Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc (2002). Un nouveau registre qui vous va bien.
    Charlotte Rampling :
    Je ne voulais pas le faire, je ne comprenais pas pourquoi il m’avait choisie. Mais j’ai été absolument séduite par Michel Blanc, après une heure, j’ai dit oui. La rencontre avec les acteurs, jouer en choeur, a été remarquable. C’était intéressant de travailler avec des gens d’univers différents, il y a une sorte de sophistication aussi que Michel Blanc a voulue, surtout pas quelque chose d’ordinaire. Il n’est pas très quotidien, ce film. Michel Blanc a vraiment trouvé son ton.

    Vous avez également choisi de présenter le film de Gianni Amelio : Les clés de la maison (2004). Un registre encore radicalement différent qui vous place au cœur de la relation parent-enfant handicapé.
    Charlotte Rampling :
    J’ai choisi de montrer ce film car il est magnifique et recouvre un sujet très délicat. Gianni Amelio m’a envoyé le synopsis et le livre dont il s’est inspiré : un roman écrit il y a trente ans par un enfant handicapé. J’ai tout de suite dit oui. En Italie, les gens ont vraiment adoré ce film. Comme je savais que tous les enfants dans le film seraient vraiment handicapés, ça m’a paru un engagement extraordinaire. Ma fille dans le film était terriblement handicapée, une fille très brillante, mais ne pouvant pas s’exprimer. Gianni Amelio a dédié quatre ou cinq ans de sa vie à ce projet, il a préparé le tournage pendant un an avec l’interprète de Paolo ! Le tournage était une approche où l’on était dans le réel, c’était intéressant.

    En 2005, on vous retrouve dans le film de Laurent Cantet : Vers le Sud. Un film qui touche un autre sujet d’actualité : le tourisme sexuel. Vous y incarnez une femme lucide et tranchante.
    Charlotte Rampling :
    Le tourisme sexuel a une connotation surtout mâle, brutale. On prend les gens, on les jette, il y a une connotation d’exploitation terrible. L’histoire du film se passe dans les années 1970, donc avant le sida, et l’endroit où on est, en Haïti, est plein de familles ; c’est très doux, il ne se passe là rien de brutal. Les jeunes hommes vont dans les bungalows, ils accompagnent ces femmes dans la cinquantaine en quête de regard, de toucher, de compliments, de reconnaissance. Au travers de cette histoire de femmes qui viennent chercher dans les îles une aventure, Laurent Cantet soulève un certain nombre de questions sur notre rapport à la beauté, à l’exotisme et aussi sur les relations de pouvoir. Il le fait avec un film assez pudique et surtout sans aucun racolage, en évitant de sombrer dans les facilités que pouvait lui offrir son sujet.

    Enfin vous avez décidé de présenter Désaccord parfait d’Antoine de Caunes.
    Charlotte Rampling :
    Antoine de Caunes a écrit ça pour Jean Rochefort et moi. Il m’a adressé une lettre écrite à la main adressée à mon appartement à Paris. Il y concluait que si l’idée me déplaisait, il arrêterait tout immédiatement. C’est un premier contact que je trouvais intrigant autant qu’élégant. Jean et moi avons dit oui à condition que le scénario soit vraiment parfait, une comédie à l’américaine, un peu cynique. Une véritable aventure drôle et sensitive que je vous invite à partager.

     

  • Un festival riche en désirs

    La vingt-neuvième édition du Festival international de films de femmes s’est déroulée du 23 mars au 1er avril 2007. Jackie Buet, sa directrice, nous en dévoile sa programmation et son engagement envers les réalisatrices du monde entier.

    Pour cette vingt-neuvième édition, vous organisez une programmation riche en désirs ; est-ce pour vous une façon de toujours défendre la place des femmes derrière la caméra, d’où qu’elles soient ? Et ainsi d’affirmer la nécessité d’un festival dédié aux réalisatrices ?
    Jackie Buet :
    En effet, le choix du thème « des désirs » n’est pas anodin. Car toute l’année, et plus particulièrement pendant le festival, nous oeuvrons pour la défense d’un cinéma d’engagement pour éveiller les regards, émouvoir les consciences et favoriser la diversité culturelle. Depuis sa naissance, le cinéma se bat pour échapper au récit normalisé, à l’effet de réalité, et rejoindre la puissance du rêve, de la création, de la transcendance. Avec son histoire, s’est aussi écrite une autre histoire : celle des femmes. Depuis leurs débuts, les femmes-actrices se battent avec leur icône pour échapper aux stéréotypes de femmes fatales ou de putains.


    Le festival interroge les rapports sociaux de sexe et bouscule les stéréotypes. Quelle actrice, dans l’histoire du cinéma, incarne, selon vous, cette ligne de conduite ?
    Jackie Buet :
    Incontestablement Marilyn Monroe. Elle a tenté de s’affranchir d’Hollywood, en reprenant le travail d’actrice avec l’Actors Studio. Jusque dans le détail de son maquillage, jusqu’à sa voix, nous avons la confirmation qu’elle n’a été Marilyn que malgré elle. Malgré la fabrication de ses personnages pour le cinéma, ni son âme ni son corps n’ont été à vendre. Un certain cinéma a pu tromper, user ou abuser ses acteurs et ses spectateurs. Autant de raisons qui m’ont poussée à créer un festival pour défendre la place des femmes au cinéma.


    Nous connaissons surtout les femmes actrices, l’une des grandes richesses du festival consiste à offrir au public la possibilité de rencontrer tous les métiers du cinéma.
    Jackie Buet :
    Depuis les prémices de cet art, devenu langage universel, des femmes sont aussi derrière la caméra, nous livrant leur regard sur le monde, leur conscience aiguë de ce qui est vital. Plus que jamais le festival reconnaît l’importance de leur présence et de leur désir singulier. Seule cette énergie du désir peut leur permettre de quitter leur condition pour accéder à leurs aspirations d’indépendance, de liberté, de possession de soi-même. La grande majorité de leurs films aborde cet essentiel : le désir de changement.

    En dehors de la section Histoires de voir, présentant « les désirs » sous toutes leurs formes, vous avez décidé de rendre hommage à la création britannique avec une section So British ! Qu’est-ce qui a motivé ce passage de l’autre côté de la Manche ?
    Jackie Buet :
    À travers un panorama d’une soixantaine de films, la section So British ! (animée avec le British Council), porte une réflexion sur la jeune génération des réalisatrices du Royaume-Uni. Comme ailleurs, elles peinent à faire carrière. On trouve quelques exceptions comme Sally Potter, Gurinder Chadha, le collectif Amber ou Sandra Lahire, qui ont déjà réalisé plusieurs films. C’est bien l’enjeu de ce focus : nous révéler une trentaine de réalisatrices issues de différents courants cinématographiques du Pays de Galles à l’Ecosse en passant par l’Irlande ou Londres.

    Qui pouviez-vous rêver de mieux que Charlotte Rampling pour marraine de ce festival ? Elle incarne à la fois la saveur des désirs et le sucré-salé britannique.
    Jackie Buet :
    Elle était déjà des nôtres en 1995, mais nous avons choisi de la faire revenir tant elle a joué dans de nombreux films. Nous lui avons demandé de choisir huit films qui révèlent son audace aux côtés de jeunes réalisateurs tels que François Ozon ou Antoine de Caunes. Curieuse des autres et exigeante pour soi-même, telle est cette magnifique actrice, où qu’elle soit, dans Sous le sable (qu’elle présentera avec nous le lundi 26 mars) ou dans La Cerisaie : magnétique.


    Vous avez aussi choisi de rendre hommage à Mira Nair en présentant sa dernière réalisation.
    Jackie Buet :
    Oui, c’est une personnalité incontournable du cinéma indien et du cinéma au féminin. Elle est internationalement connue et fait désormais partie des rares réalisatrices au monde (avec Agnès Varda, Jane Campion, Liliana Cavani) à avoir pu réaliser une œuvre. Elle sera présente à Créteil le dimanche 25 mars. Avec elle, et l’ensemble des réalisatrices présentes pour la compétition et les sections parallèles, j’espère ainsi agir pour une reconnaissance des œuvres. Je souhaite aussi faire découvrir la banlieue comme un territoire d’exploration et de découverte des relations humaines en pleine mutation. On y vit, on y danse, on y travaille, on y aime dans une dimension multiculturelle exceptionnelle, et c’est exaltant.

  • La fin de la culture ?

     La culture, toutes les productions culturelles, sont une anticipation ou un rappel à la réalité sociale et politique : injustices envers les classes sociales défavorisées, lutte sauvage des privilégiés pour conserver leurs avantages, violence et démesure des pouvoirs.

    La culture n’est maîtresse ni de l’emploi du temps, ni de l’ordre du jour. Elle court d’un endroit à l’autre. Elle vagabonde et en meurt. Nous retrouvons cela dans nos démocraties intellectuelles. Ce qui nous guide n’est plus un dictateur : c’est un rapport de force et de pouvoir, orienté selon les lois de consommation du marché. Frivolité et immaturité de trop d’intervenants intellectuels, tel est le résultat. Nous devrions, aujourd’hui, nous mettre face à des deux questions essentielles : comment, en acteurs culturels (vous ou moi), pouvons-nous nous engager sans perdre notre autonomie, de ce qui fait de nous un acteur culturel ? Pourquoi la gauche intellectuelle se fourvoie-t-elle, aujourd’hui comme dans les années 1930 et 1940 ?

    Pour y répondre, il nous faut, sans restriction, poser la question de la culture dans son rapport essentiel avec l’émergence de certaines fonctions sociales. Rien n’est plus assujetti à une plus stricte nécessité fonctionnelle que les systèmes d’éducation grâce auxquels les sociétés reproduisent leur ordre propre et rendent leurs membres aptes à pourvoir à la conservation de la collectivité. Nous devrions tenir compte du fait que la relation des classes dirigeantes à la haute culture n’est pas invariable. Mais elle est différenciée, fluctuante et sujette à une évolution selon l’histoire. Nous pourrions, schématiquement, dire que plus la bourgeoisie européenne a été assurée de sa domination sur l’ensemble de la société, plus son rapport à cette culture est devenu formel, jusqu’à aujourd’hui en perdre toute substance Les anciens modèles culturels disparaissent au profit « d’investissements » à rentabilité plus immédiate. Ces modèles perdent leur utilité dès lors qu’il n’est plus besoin, dans l’exercice des fonctions dirigeantes, d’en imposer aux autres classes. Cependant, la vitalité de ces modèles doit être ainsi référée à une certaine ouverture du rapport social, à une complexité agnostique dans laquelle les représentants des classes dominantes ou « montantes » doivent quelque chose aux autres classes. Ainsi, la logique de la représentation, avec laquelle toute « pratique culturelle » aurait partie liée, est plus complexe que le simple partage entre l’utilitaire (ou le pragmatique) et le narcissique. Il nous faut aussi regarder de plus près le caractère limité des effets moraux - qui s’ensuivent, dans les faits, de l’assimilation de cette culture. Si culture signifie ici éducation (telle qu’elle est assurée par les institutions), nous sommes dans l’incapacité de soutenir que cette culture est capable de corriger ou perfectionner jusque dans l’intimité de leur caractère tous ceux qui s’y trouvent soumis. Dans un deuxième temps, si nous considérons la culture en un sens subjectif, comme le produit d’un désir de se cultiver, elle paraît alors exclusive, dans la mesure où elle suppose déjà l’intériorisation de l’idéal correspondant. Nous ne pouvons, en effet, garantir l’efficacité morale d’un processus de culture sans la forme d’adhésion intérieure à partir de laquelle ce processus prend son caractère individuel. L’efficacité morale n’a aucune garantie a priori. Comme processus d’assimilation, la culture ne peut pas être immédiatement culture morale, et la volonté de culture peut toujours correspondre à une dimension non morale de la perfection ou de la jouissance de soi.

    Tandis que l’être cultivé sera considéré comme sage ou assimilé à ce modèle, à la perfection morale, que la volonté culture exprimera une « visée éthique », la plus grande sincérité de cette visée ne suffira pas encore à garantir la réalité de son remplissement. Entendue comme rapport de la subjectivité aux œuvres de l’esprit, la culture ainsi acquise doit (pour revêtir la moindre effectivité) s’exprimer par la ferme conscience du fait qu’il existe une sphère de valeur et de jouissance infiniment supérieure à celle de tous les intérêts purement particuliers. Cette conscience partagée ne crée pas seulement des communautés de sentiments indépendantes des frontières de lieu et de temps. Sa forme universaliste dispose à un comportement pacifique envers les autres hommes, et favorise la justice comme la tolérance. Mais si le processus de culture implique un certain désaveu de l’égoïsme primaire, et une forme de renoncement à la satisfaction et même à l’expression de certaines catégories de pulsions, il ne faut pas oublier, comme l’a montré Freud, que les pulsions ainsi inhibées n’ont nullement disparu entièrement. Aussi nous faut-il reconnaître que la culture n’étant pas encore moralité, ne peut pas la produire d’elle-même. Mais elle a, en tant que processus, les effets correspondant aux passions qui s’y investissent, et que les pratiques à travers lesquelles ce processus peut se poursuivre restent en même temps des lieux pour l’expression ou la satisfaction plus ou moins dissimulée de toutes sortes d’impulsions provenant des couches primaires de nos personnalités. Enfin, il nous faut un autre aspect de la culture : la relation fondamentale entre le développement de la haute culture et celui de l’intérêt pour l’individualité. Ce qui est cultivé est toujours une individualité - dont l’exercice de ses propres talents et l’extension de ses compétences fournissent les conditions d’une jouissance de soi toujours plus solide et raffinée. Deux sortes de conséquences peuvent résulter de la diffusion de cette culture. Pour autant que cette culture n’est diffusée qu’en partie par des institutions, et revient dans ses formes les plus raffinées à l’individu lui-même, il appartient à la logique de développement de chaque individu de s’affranchir (ou non) des normes, des codes, etc. D’autre part, dans la mesure où l’exercice de son esprit, et sa propre expérience des œuvres et des pensées, se trouvent à la fois capitalisés dans une mémoire perfectionnée, et constamment remis en jeu comme tels, cet exercice, cette expérience, cette mémoire ne pourront manquer d’être considérés par l’individu lui-même comme des propriétés personnelles et inaliénables, au titre desquelles il peut se comparer à d’autres ou rivaliser avec eux. C’est aussi un moyen pour chacun d’entre nous de s’appréhender comme un être singulier, doué (comme tel) d’une valeur absolue. Chaque époque connaît un développement intellectuel (nous pourrions ici les désigner à l’aide des périodes historiques). A chacune des étapes, cet effort vers le plus haut degré de culture demeure un effort vers un idéal d’humanité fixé de manière objective. Cet idéal prend sens à l’intérieur d’une collectivité, et aucune individualité ne peut le réaliser entièrement, pas plus que le développement d’une certaine liberté d’esprit dans les époques considérées ne doit être confondu avec la recherche expresse d’une pleine autonomie intellectuelle. L’individualisme moderne est « naturellement » un produit de l’histoire de la culture européenne. En tant qu’il fait de l’individu le juge et le créateur de ses propres idéaux, l’ancienne forme du processus de culture y a trouvé son extinction bien plutôt que son couronnement.

    Pouvons-nous conclure de ces considérations que nous sommes à la fin de la culture ? Il nous faut voir que le processus de culture, dans sa réalité empirique, n’a jamais absolument les effets que l’apologie de la culture lui assigne. Ces effets restent non seulement dans le genre positif mais également ambigus et moins susceptibles d’une appréciation globale. Le processus de culture projette toujours l’image d’un monde meilleur. Mais ce monde est aussitôt détruit. La logique de puissance n’a aujourd’hui plus rien à voir avec la volonté de civilisation. Nous avons assisté aux règlements de compte entre communistes et anarchistes, aux manœuvres staliniennes, à la volonté de domination américaine, nos siècles s’ouvrent et s’achèvent désormais par une guerre. Mais conscients de cela, comment ne pas s’engager ? S’enfermer dans une tour d’ivoire n’est pas souhaitable. Notre époque est politique et rend de fait tout engagement culturel politique. Aucun acteur culturel honnête ne peut seulement se retrancher dans l’esthétique. Mais attention, là naît la confusion ordinaire et quotidienne entre culture et événement. Rien n’indique, malheureusement, que cette dérive puisse avoir une fin. L’événementiel est ce qui attire, plaît, détend, c’est du culturel fast-food : hygiénique, incolore, inodore. Ce processus ne pourra sans doute pas être inversé. Néanmoins, l’idéal classique de la culture doit être mis à disposition pour une ré-élaboration conceptuelle et pratique. Cette « renaissance » de la culture aura lieu grâce à la jonction les idées de partage et de civilisation. Ainsi la culture gagnera plus de sens et de réalité, et elle sera plus nécessaire à cultiver qu’elle ne l’a jamais été.

    Une des grandes erreurs de la gauche intellectuelle est d’avoir mis en scène (et surtout en valeur) son mépris du bourgeois. Il ne faut y voir là qu’une complaisance narcissique dont les effets sont graves. Au lieu de s’unir aux classes moyennes et défavorisées, cette attitude antibourgeoise les divise en tapant sur les premières. Or, les conditions entre les classes défavorisées et moyennes sont identiques, il aurait fallu les unifier. Il faut nous défendre face à tous les dogmatismes. La culture dans sa globalité, sa résonance, ses différences, est la seule clef de voûte à l’altérité et la compréhension du monde. Faire vivre la culture, sous toutes ses formes, c’est nous rêver après la fin de tous les rêves !