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  • Quand le Tibet se rêve moderne : réflexions à partir de Tashi Tsering

    Certains récits obligent à déplacer notre regard, à briser les images figées dans nos esprits. Mon combat pour un Tibet moderne de Tashi Tsering (traduit et présenté par André Lacroix) appartient à cette catégorie rare. Ici, pas de Tibet figé dans une éternité mystique, ni de caricature d’un peuple réduit au rôle de victime passive. Ce que nous livre Tsering, c’est une trajectoire de vie, rude et multiple, où l’intime se mêle au politique, et où l’espoir de transformation s’incarne dans des gestes concrets : apprendre, transmettre, bâtir des écoles.

    Ce témoignage interpelle bien au-delà du Tibet. Il oblige à interroger ce que nous entendons par « modernité », ce que signifie « libération », et jusqu’où mémoire et oubli peuvent être féconds.

    Mémoire et oubli : sortir des mythes

    Le premier geste philosophique du livre consiste à déconstruire une mémoire fabriquée, qu’elle soit romantique ou victimaire. Tashi Tsering n’idéalise pas le Tibet d’avant 1950. Issu d’une famille pauvre, il a connu les humiliations d’un système féodal dominé par les monastères et les élites aristocratiques. Contrairement à l’imaginaire occidental qui fige souvent le Tibet en « Shangri-La », havre de paix et de sagesse, il rappelle que la pauvreté, l’analphabétisme et la violence sociale faisaient partie intégrante du quotidien.

    Mais le livre ne se contente pas de critiquer le passé. Il montre aussi les excès du présent : les brutalités de la Révolution culturelle, l’arbitraire des campagnes politiques, la répression des élans de liberté. À travers son expérience personnelle, Tsering refuse l’oubli sélectif : il n’exonère pas le système ancien, mais n’absout pas non plus les déformations de la modernité imposée.

    Philosophiquement, cela nous interroge sur l’usage de la mémoire. La mémoire peut être enfermante lorsqu’elle se cristallise en mythe, mais elle peut aussi être libératrice lorsqu’elle permet d’éclairer les contradictions, de mettre en lumière ce qui doit être dépassé. Tashi Tsering nous apprend à pratiquer une mémoire critique : ni nostalgie, ni amnésie, mais un travail exigeant sur les ombres du passé pour préparer un avenir possible.

    Modernité et tradition : un chemin singulier

    Un des grands apports du livre est de sortir de l’opposition stérile entre tradition et modernité. Tashi Tsering, après avoir étudié aux États-Unis, aurait pu rester en exil et se construire une carrière intellectuelle confortable. Mais il choisit de revenir au Tibet, mû par une conviction profonde : son peuple ne pouvait pas rester prisonnier d’une vision romantique du passé ni d’une modernité importée et imposée.

    Ce retour est un geste philosophique autant que politique. Il affirme qu’il n’y a pas une seule voie de la modernité, mais des modernités plurielles. L’Occident n’a pas le monopole du progrès, et la Chine, malgré son volontarisme, ne peut pas définir seule le destin du Tibet. Entre les deux, il existe un espace fragile mais essentiel : inventer une forme de modernité qui conjugue ouverture et enracinement.

    Cette tension résonne puissamment avec nos propres questionnements. Dans nos sociétés aussi, nous oscillons entre fascination pour la tradition (perçue comme refuge face aux dérives de la mondialisation) et fascination pour l’innovation (perçue comme solution miracle). Le témoignage de Tsering invite à une troisième voie : faire de la tradition non pas un musée figé, mais une ressource vivante ; faire de la modernité non pas une imitation servile, mais une invention située.

    On pourrait rapprocher cette vision de la philosophie d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum, qui insistent sur les capabilities : ce qui compte n’est pas d’adopter tel ou tel modèle, mais de créer les conditions réelles pour que chacun puisse développer ses capacités et choisir sa vie. Dans le Tibet de Tsering, cette capacité passe par l’éducation ; dans nos sociétés, elle passe aussi par la réinvention de liens entre héritage et avenir.

    Émancipation et éducation : l’école comme arme

    Le cœur du combat de Tsering est là : ouvrir des écoles, multiplier les lieux où la connaissance devient accessible. Plus de cinquante établissements ont vu le jour sous son impulsion, souvent dans des villages reculés, avec des moyens dérisoires. Pour lui, l’éducation est la seule arme véritable contre la domination, qu’elle vienne des féodalités anciennes ou des pouvoirs modernes.

    Ce choix peut sembler modeste face aux grands discours sur la libération ou l’indépendance. Mais il est en réalité radical. Car une révolution véritable ne se mesure pas à la chute d’un régime ou à la proclamation d’un drapeau, mais à la transformation en profondeur des conditions de vie. L’éducation, en donnant accès à la lecture, à la langue, à l’histoire, permet de briser le cycle de la soumission et de l’ignorance.

    Il est frappant de voir comment Tashi Tsering articule émancipation collective et émancipation individuelle. Il ne se contente pas de plaider pour l’avenir de son peuple ; il incarne cette libération en refusant d’être prisonnier des rôles assignés. Étudiant, enseignant, traducteur, conseiller, il traverse les frontières culturelles et politiques avec une fluidité qui témoigne d’une liberté intérieure.

    Cette dimension nous concerne directement : dans nos propres sociétés, saturées d’informations mais marquées par de nouvelles formes d’aliénation (économiques, numériques, culturelles), l’éducation reste un enjeu brûlant. Lire Tsering, c’est se rappeler que la liberté n’est jamais donnée, mais toujours à conquérir dans l’acte d’apprendre et de transmettre.

    Une leçon universelle

    Mon combat pour un Tibet moderne est bien plus qu’un récit de vie. C’est une méditation incarnée sur ce que signifie « devenir moderne » sans perdre son âme. C’est une invitation à sortir des dualismes simplistes : passé contre avenir, Orient contre Occident, tradition contre progrès.

    En filigrane, le livre adresse une leçon universelle : la modernité n’est pas un modèle exportable, c’est une quête située, toujours inachevée. Cette quête, pour être féconde, doit s’appuyer sur la mémoire critique, sur l’invention d’un équilibre entre héritage et innovation, et surtout sur l’éducation comme outil d’émancipation.

    Loin des mythologies, le Tibet de Tsering devient un miroir où nous pouvons lire nos propres dilemmes. Ne sommes-nous pas, nous aussi, confrontés à la difficulté de conjuguer tradition et modernité, enracinement et ouverture, mémoire et invention ?

    En ce sens, la voix de Tashi Tsering résonne comme un appel : à refuser les illusions, à embrasser la complexité, et à croire encore que le véritable progrès ne réside pas dans les slogans, mais dans l’acte patient d’apprendre et de transmettre.

    Tashi Tsering, Tibet, Chine, André Lacroix, témoignage, histoire, géopolitique, Himalaya, bouddhisme, école, éducation, art

     



  • Préserver la culture tibétaine

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    Ce matin s'est déroulé le forum du Centre de recherche tibétologique. La culture tibétaine, comme l'ensemble des cultures de l'humanité est à un tournant. Elle a réussi à être préservée, défendue mais elle prend aussi des formes nouvelles. Ce séminaire passionnant a réuni de nombreux chercheurs, penseurs du monde entier. En présence notamment des chercheurs suivants : Dramdul, Tamla Ukyab, Luobouzhaki, Liu Gowei, Nanjiacairang, Luo Zhongzhan, Zhang Ning, Birgit Kellner, Pascale Hugon, Wei Wen, Francesco Sferra, Li Hui, Rudolf Lantschbauer, Fengzhi, Laxianjia, Yongbin, Zhaluo....

    Il est fascinant de voir l'évolution de la culture tibétaine née sur ce haut plateau dont la topographie est complexe. Le sud-est est généralement chaud et humide tandis que le nord-ouest, plus rude, est froid et aride. Cela donne lieu à des contrastes climatiques marqués entre le sud-est et le nord-ouest, qui forment des les zones climatiques verticales.

    Historiquement, le Tibet et la Chine sont intimement liés depuis au moins la dynastie de Yuan ( ). Cette dynastie mongole a été fondée par Kubilai Khan, le chef du clan des Bordjiguines, qui règne sur la Chine de 1279 à 1368. Elle vient à la suite de la dynastie Song (宋朝), qui avait régné sur la Chine entre 960 et 1127, puis sur la Chine du Sud entre 1127 et 1279, et précède la dynastie Ming (明朝). 

    Ce qui est fascinant dans l'évolution de la région tibétaine, c'est son passage à une vie moderne. Ce Tibet moderne était espéré par certains, comme en a témoigné Tashi Tsering, dans son livre Mon combat pour un Tibet moderne.

    De mon côté, en l'espace de douze années, j'ai pu observer les évolutions du Tibet (construction des routes, des hôpitaux, des maisons, des écoles, etc.). Mon premier voyage date de 2007. Et en effet, les routes n'étaient pas encore là, ni l'électricité partout, ni les accès aux nouvelles technologies, etc. Puis j'ai pris le temps de revenir régulièrement pour rencontrer, discuter, la population du plateau. En découvrir la diversité et les nouvelles pratiques quotidiennes.

    D'un point de vue économique, le Tibet a connu un taux de croissance à deux chiffres pendant 26 années consécutives, se classant en tête du tout le pays. Son PIB est monté en flèche pour atteindre 147,763 milliards de yuans en 2018, avec une croissance annuelle de 12,7 %. Et le le revenu disponible par habitant des résidents urbains et ruraux a atteint respectivement 33 797 et 11 450 yuans, en hausse de de 10,2 % et 10,8 %. Ces taux de croissance sont tous en tête du pays.
    La capacité de production globale de l'agriculture et de l'élevage a été constamment s'est améliorée, la production totale de céréales dépassant pour la première fois le million de tonnes en 2017 et passant à 1,049 million d'euros en 2018. La valeur de la production totale des entreprises de transformation des produits agricoles et animaux a atteint 4,2 milliards de yuans en 2018.

    Et ce développement économique a permis à la culture tibétaine à se préserver, et à se développer. Il est fascinant d'observer les nouvelles générations s'emparer des codes culturels traditionnels et les transmuter dans une modernité. 

    Le séminaire a mis en évidence tous les efforts de préservation des textes traditionnels, leur publication puis leur diffusion auprès de la communauté internationale nous permettent de développer de nouvelles recherches, de nouvelles compréhensions du Tibet.

    La conclusion sur l'importance de la transmission de la culture par la gastronomie, nous a rappelé toute l'importance de la vie quotidienne et de son observation pour mesurer la transmission culturelle.