Rebelle - Page 30
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Une conversation infinie
Un air d'automne, un vent léger, un piano chante, Paris se dessine en contour de lumières. Dansent les mots, chantent les révolutions secrètes. Assis à la table d'Hemingway, Josyane Savigneau et Philippe Sollers. Les notes s'estompent, se font plus lointaines. Entrons dans leurs échanges. Leur conversation se dé-mêle des bruits du monde. Nous sommes bien dans une conversation. Ce n'est pas un dialogue. Cette notion "d'échange" est importante ici.
Une fois à table, la symphonie prend forme entre le vouvoiement et le tutoiement incertain des âges. Une amitié des mots, des amours contrariées, interdites ou mystérieuses. Josyane Savigneau interroge Philippe Sollers ou bien l'inverse. Finalement ce ne sont pas les questions qui font la conversation. Elle est cette interaction permanente, entre deux respirations. Entre deux corps qui s'écoutent. Le bruit du monde en fond. Une distance dans l'art de la pensée.
Pourquoi sont-ils encore là ? Pourquoi ce livre ? Une invitation à penser, à voir plus loin, à déchirer l'usage du commun, du bête, du vulgaire, des pensées préfabriquées.
Pourquoi ce livre ensemble ? "Parce que nous sommes des camarades de combat”, répond Sollers. “Parce qu’on déteste le mensonge social. Ça suffit. Ce n’est même pas une question d’opinion ou de positionnement politique. Quelqu’un qui a bien identifié la façon dont la société l’empêcherait d’être libre, ça se fait très tôt, j’allais dire au berceau. Alors ceux-là, ou celles-là, s’ils tiennent bon sur leur désir, deviennent automatiquement des camarades de combat.”
Une conversation en combat, une proposition infinie autour de thématiques comme l'amour, dieu, le diable, la fidélité, la vieillesse et la Chine. L'amour est "une fidélité inoxydable". Il y a presque une mélodie de Nietzsche “ce qu’on fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal”. Mais la clef de l'amour c'est sa gratuité et sa totalité.
Sollers frappe (fort) dans sa réponse et ses affirmations. À l'heure des commentaires sans fin. À l'époque où tout le monde parle sans écouter, il répond avec la strcuture de celui qui a vécu dans le réel du monde et des livres, des lectures... avec des aspirations au-delà de la contingence. Il est un "athée sexuel complet". Il ne croit pas au sexe.
Cette "non croyance" rend possible le détachement total du sexe et de l'amour. L'amour, la fidélité se tissent dans cet échange permanent à l'autre. La fidélité est "une constance intellectuelle". Par opposition l'infidélité devient "calcul, intéressement, la parte de la gartuité initiale". Spinoza n'est jamais loin. Il y a un désir, chez Sollers, qui est "une puissance de l'être". Un désir de l'humanité même.
À nu. L'homme n'est que singularités. Elles seules font les choses les plus profondes dans l'histoire. C'est sans doute cela le but de l'écrivain : leurs révélations. Cette conversation, c'est un parcours. Un cheminement d'une amitié qui n'en finit pas de questionner les "choses" de la vie. Nos étrangetés, nos incohérences mystiques, nos fragilités inhumaines, nos désirs créatifs.
Le combat, toujours. Les bons mots. Les phrases en cordées. Ici les anecdotes n'ont pas leur place. Dans le chapitre consacré au Diable. Étonnement. Cette figure ne m'intéresse pas, ne me questionne pas, alors mon oeil écoute vos mots "Le Diable existe, pour les gens informés". "Le Diable est le comble de la frigidité et qu'il ne peut rien contre la beauté sauf l'assassiner s'il en a l'occasion. Ou la falsifier..." Cette idée de falsification ou d'assissinat de la beauté me questionne. Elle résonne. C'est un ressac d'urbanités où l'écume des trotinettes a achevé la métaphysique.
Du corps et de la Chine. Nous y sommes. Avons-nous pris le même train ? Dans le corps, nous jouons de nos incertitudes, c'est donc bien qu'un pilote doit le commander aurait dit Platon. Sollers répond "Je me sens plus jeune aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Il ajoute: Le corps doit être maîtrisé par l'esprit. J'en suis certain". Ceux qui ne connaissent pas la Chine ne peuvent pas comprendre. Elle est flux, continuité, permanence.
Mouvement. Le rythme est celui de la souplesse des gestes calligraphiques. Entre les idéogrammes il y a l'interstice du ciel, de l'eau du monde. Un nuage d'imaginaire. Vous souvenez-vous du fabuleux texte de Marguerite Yourcenar comment Wang-Fô fut sauvé ?
Cette conversation est un présent continu. Un geste entre deux cigarettes. Entre deux verres. Deux soirées. Deux lectures. Un point sur soi et le monde. Infinie par rebonds. Infinie... ouverte... lancée...
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Acte 18
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L'envie
Antoine de Rivarol s'amusait en écrivant "Les belles images ne blessent que l'envie". Mais qu'est-ce donc que l'envie ? Étymologiquement, l'envie (selon CNRTL) apparaît en 980 et désigne une haine, une hostilité. Si nous regardons le dictionnaire historique d'Alain Ray, alors nous découvrons que l'envie vient du latin classique invidia "malveillance, jalousie"... Invidia dérive de invidere "regarder d'un oeil malveillant" d'où provient l'idée de "vouloir du mal"... Comme le souligne Alain Ray, il y a ici une notion de croyance au mauvais oeil. Cet oeil qui regarde mal, qui jalouse, qui jette un mauvais sort.
Mais alors comment illustrer en photographies ce drôle de mot ? Il nous faut regarder d'un peu plus près l'histoire... À partir du XII ème siècle l'envie est un terme employé dans les deux acceptions qui sont encore utilisées aujourd'hui :
- l'envie comme sentiment de jalousie haineuse devant les avantages d'autrui ;
- l'envie comme un désir, l'envie de quelque chose ou de quelqu'un...
Chemin faisant, nous nous sommes rendus à la Fondation Ricard. Quelle surprise que cette confrontation de la génération dite Millenials avec l'exposition autour de la Poésie Prolétaire ! Un décalage violent des mots, des images, des sens détournés, retournés.
Quoi les mots ? Qui les mots ? En quels sens les maux ? Et où l'envie ? Quoi l'envie ? On ne comprend pas... Les mots sont comme des cartons ouverts à l'envers d'un univers d'envies immédiates. Faut-il en passer par la contrariété pour comprendre que l'envie n'est pas nécessairement celle à laquelle nous croyons ?
Se projeter dans les espaces, dans les interstices d'une autre pensée. Déformater ses habitudes, au profit d'autres envies. Est-ce encore possible ? Dans un monde où la culture défragmente la durée, où les désordres se swipent, il y a pourtant dans leurs looks, leurs attitudes, quelque chose de l'ordre d'une contre-culture, d'une non appartenance à ce monde non choisit.
Et si nous dessinions des formes nouvelles ? Et si l'invention passait par l'ailleurs, par la déformation des biais cognitifs ?
Nous sommes, sans y toucher, dans l'art... Quelque chose se passe, quelque chose se rejette, puis finira sans doute par se rêver ailleurs, autrement... Le temps doit se distordre sans les filtres sociaux. L'oeil écoute, la main interroge, le coeur s'embrouille sur l'envie... Mais sommes-nous seulement encore en vie ?
La poésie en grec, c'est le mouvement, le "jaillir","le faire", "la création"... La poésie jaillit même au coeur des machines, au coeur du RER. Dans un train, un avion, un supermarché. Un ouvrier à la chaîne peut être un poète. Les mots seront à la ligne (comme le très beau livre éponyme de Joseph Ponthus). Ils prendront racine dans l'écume du quotidien.
Nous avons abandonné les mots, les murs complexes de lassitude de tweet. Nous avons retrouvé les images faciles, les couleurs évidentes ou la garantie de la satisfaction immédiate de l'oeil et de l'esprit.
Puis nous avons prolongé la promenade jusqu'aux mots chantant du jardin de Colette, nous pourrions dire. Ce domaine du Palais Royal réserve son flux poétique. De traces en traces résonnent encore les mots de Colette : « Obstinée à mon Palais Royal comme un bigorneau à sa coquille". Elle veille encore sur son palais, les pas ne s'écartent pas de ce chemin rectangulaire où les ombres dessinent des arbres.
Une danse glorieuse sur l'espace de l'histoire de l'art. Daniel Buren sera heureux de voir que son jeu de perspective fonctionne toujours. Entre la Constitution et le Ministère de la Culture, il n'y a qu'un pas, qu'une perspective cela citoyenne. L'envie est grande ici de crier que la culture est pour tous, partout... et qu'elle devrait être gratuite et accessible sans limite. Jouons donc sur cette envie, cette perspective de renversement.
Dans ce reflet en coi, c'est Victor Hugo qui sonne en résonance : "D'ailleurs, parce que le vent, comme on dit, n'est pas à la poésie, ce n'est pas un motif pour que la poésie ne prenne pas son envol. Tout au contraire des vaisseaux, les oiseaux ne volent bien que contre le vent. Or la poésie tient de l'oiseau" (cf. Feuilles d'Automne).
Sans doute, pouvons-nous ramasser un peu de Goethe au passage dans un angle royal : “Qu'est-ce que la poésie ? Une pensée dans une image ”. De ces chaises parlantes, chantantes, nous jouons à combattre le froid qui s'attarde en cette fin d'hiver.
Laissons la poésie à Baudelaire, laissons-lui dresser une perspective fragile, un détournement de l'espace. Un contour des mots, des joies, des danses, des expériences.
Et si je devais résumer l'envie à une image, je choisirais celle-ci :
Ce personnage a-t-il envie de fuir ce trou ? Ou bien a-t-il envie d'y entrer ? L'envie peut-elle être une curiosité détournée ? N'avons-nous pas toujours envie de savoir ?