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philosophie - Page 4

  • L'illusion

    Premier thème de l'année en "images et photographies", l'illusion. Excellent choix de la part des étudiants de première année de l'ISEG Communication School.

    La question qui demeure est comment photographier une illusion ? 

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    Commençons d'abord par nous poser la question de la définition de l'illusion. 

    Etymologiquement le terme "illusion" vient du latin illudere, "se jouer de ". L'illusion est donc une apparence trompeuse que notre esprit prend pour la réalité. 

    Selon CNRTL : nous devons nous accorder qu'il peut y avoir illusion d'abord à cause d'une erreur dans le domaine sensoriel - "Perception erronée dans la mesure où elle ne correspond pas à la réalité considérée comme objective, et qui peut être normale ou anormale, naturelle ou artificielle." Puis nous devons l'illusion peut également être un principe d'erreur dans le domaine intellectuel et affectif - "Croyance ou conception erronée procédant d'un jugement ou d'un raisonnement faux (dû à l'ignorance ou à l'imagination)". Enfin l'illusion peut être un effet de la création et principe de représentation dans les arts - "Phénomène par lequel un acteur ou un créateur, à l'aide des techniques diverses de son art, reconstruit une certaine réalité qu'il tend à imiter ou qu'il transforme et transpose, et suscite l'adhésion du spectateur, de l'auditeur ou du lecteur en lui donnant le sentiment du vrai. Créer, obtenir, produire l'illusion; détruire l'illusion, nuire à l'illusion; illusion complète, parfaite; l'illusion de la réalité, du réel, du vrai".

    Demandons-nous maintenant comment faire pour illustrer ce sujet, si tout est illusion (rappelons-nous que nous ajustons à chaque instant nos représentations mentales) ? Faut-il prendre l'oeuvre de Joana Vasconcelos exposée ce jour au Bon Marché. Un nuage de parfum qui tombe ou s'élève dans la verrière. Voyez-vous l'odeur ? Sentez-vous la douceur du nuage ? Ressentez-vous les lumières, le flirt des escaliers avec l'apesanteur ?

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    Philosophiquement, nous savons que les illusions des sens ne sont pas le fait des sens. En effet, l'illusion d'optique nous fait bien percevoir comme brisé un bâton droit plongé dans l'eau. Il y a donc bien une perception déformée explicable par les lois de l'optique. Cependant, nous ne pouvons affirmer qu'il s'agit d'une illusion que si nous affirmons haut et fort que ce qui nous paraît comme tel l'est bien réellement. L'illusion provient alors du jugement et non des sens. Ce jugement ne corrige pas nos perceptions erronées. Prendre l'apparence pour la réalité est l'illusion la plus élémentaire, celle que critique Platon au travers du mythe de la caverne, où des prisonniers assistent à un spectacle d'ombres. Au nom de la "vérité", Platon chassait hors de la République, les artistes auteurs d'apparences trompeuses donc faiseurs d'illusions. 

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    Cependant selon Emmanuel Kant une illusion "naturelle et inévitable"  qu'aucune critique ne peut supprimer, c'est "l'illusion transcendantale". Elle nous fait prendre de purs raisonnements pour des réalités objectives... Méfions-nous donc des idées relatives aux croyances (Dieu, l'âme, l'immortalité...).

    Jouons encore un peu avec l'illusion, car si l'erreur peut être corrigée par un effort d'attention, la force de l'illusion vient du plaisir et du réconfort qu'elle procure. Dans ses Pensées, Pascal nous montre que "si l'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle", c'est pour fuir la cruauté de la vie ou la peur de la mort grâce au "divertissement". 

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    L'illusion sert la vanité humaine. C'est ce que Spinoza a, en un sens, cherché à théoriser dans son oeuvre. En critiquant l'illusion de la finalité  qui place l'homme au centre du monde et qui fait de la nature un simple lieu pour servir nos besoins et nos désirs. 

    Ainsi en traversant toute l'histoire de la philosophie, nous pourrions questionner un bon nombre d'illusions (philosophiques comprises). Faut-il dès lors, comme Nietzsche, poser que l'illusion aide à vivre et que "tout ce qui console ment" ?  

    Pour Nietzsche, la vérité même est une illusion. Pour le comprendre, il estime qu'il suffit de poser la distinction entre les "bonnes" illusions au service de la vie (l'art) et les "mauvaises" qui affaiblissent la vie (comme la morale et la religion). 

    Une fois que l'on dit tout cela, j'ai pour ma part, choisi de représenter l'illusion par cette photographie. 

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  • Trace(s) de révolte(s)

    Donner à voir. Dire l'indicible. Tenter de formuler une question. Rompre une soumission. Faire corps. Donner de la voix. Chercher à briser une fatalité. Poser des limites. Demander des droits. DIRE. C'est tout cela à la fois le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes. Une colère plurielle, multiforme qui veut dire la misère, la difficulté des fins de mois, les errances de discours, les résignations, les désignations faciles, les nouvelles formes de totalitarisme(s).

    Comment rendre compte de cette actualité tout en gardant la possibilité de l'examen critique ? Paradoxe que nous devons dépasser pour élaborer une tentative de compréhension. Dans son ouvrage Oppression et liberté, Simone Weil écrit : "on pense aujourd’hui à la révolution, non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes". Se révolter c'est hurler au monde, c'est rétablir le rapport de force. La résolution, elle, arrive bien plus tard. 

    Le monde réel n'existe pas. Poser ainsi cette affirmation fait crier, fait taire, fait rire... Le réel (notre réel) est une réorganisation permanente de nos perceptions. Notre cerveau trie, met en forme, détourne, retourne. Première résultante de nos errances perceptives : les biais cognitifs. Nos biais cognitifs sont parfois entretenus par des paroles répétées, des paroles d'autorité, des paroles amicales, médiatiques, familiales, etc..

    Si on vous montre le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes par le biais de la casse, alors vous répèterez cette idée que le mouvement a été mis en place pour casser. Si on vous le montre sous un autre angle comme celui de la pauvreté alors vous serez enclin à vous en détacher en disant que vous n'appartenez pas à cette catégorie. Si on vous montre les violences policières vous allez probablement dire que tout ceci est une injustice. 

    L'ensemble de ces propos sont au coeur des Gilets Jaunes. Nous pourrions y ajouter une part de racisme, une part d'anti-sémitisme, etc. Mais il y a aussi mille autres choses.

    Tous les samedis, je suis venue au coeur de ce mouvement, j'ai pris des clichés (comme souvent décalés) pour montrer, pour décliner autrement cette actualité. Au fil des rues, au fil des cris, au fil des gaz étoilés dans le ciel de Paris, des rebonds de fumée sur les toits, les feux de rues, j'ai suivi les pas usés, j'ai écouté les propos, j'ai pleuré, j'ai eu le coeur serré...

    Un corps doit être situé disais-je dans une réponse à un article de Pascal Engel.  Un corps situé dans le mouvement des gilets jaunes, c'est un corps qui brave le froid, qui se fait prendre entre les avancées des CRS, les souffrances morales des citoyens, les gaz, la pluie... C'est aussi un corps traversé, transpercé des discours médiatiques, des incertitudes des étudiants, des amis, des doutes (sur l'avenir, le temps présent, l'actualité).

    Cette carcasse, qui est mon corps depuis des années, a décidé de donner à voir. Juste montrer, à chaque instant saisi, tout ce qui trouve devant mes yeux (partie infime de mon corps situé, pris dans toutes les contradictions de l'instant). Certains me reprochent de ne pas faire de vidéo.

    Nous n'avons pas besoin de mes vidéos, nous avons besoin d'images fixes, d'images suspendues à notre réflexion, à notre respiration, à notre recherche de sens. Les réseaux sociaux débordent de vidéos, de témoignages directs. Ma recherche re-stitue, suspend le flux de l'actualité. Prendre le temps, le distordre pour en saisir les flux permanents. Donner à voir encore. Donner à regarder. Donner du temps à l'urgence. Sortir des ghettos, des partis, regarder au plus près notre malheur commun. 

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    Aujourd'hui j'ajoute les traces des luttes tantôt imperceptibles (presque poétiques) et les rages en mots (ou les maux en mots) surexposées. Des restes de grenade entre les feuilles, des verres éclatés, des vitrines brisées, des tags, des pavés abandonnés au pied d'une église. 

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    Dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Simone Weil écrit "le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu". Aucun contenu ou bien tous les contenus en même temps ? La révolution vient de toutes les contradictions qui ne peuvent plus être silencieuses.

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    Dire l'urgence pour rétablir le rapport de force entre deux camps invariablement toujours les mêmes : opprimés & oppresseurs.

    L'État, par définition, est une structure hiérarchique, il est donc nécessairement celui qui opprime. C'est sa structure fondamentale, il exerce le pouvoir en ordonnant, en soumettant la population à ses ordres. De l'autre côté, la population qui doit être aux ordres, est structurellement (à l'heure où nous parlons) dans la partie adverse : elle est opprimée. Mais ce n'est pas parce que ceci est vieux depuis des millénaires que cela ne peut pas changer. Nous n'allons pas vers plus ou moins de barbaries. Nous sommes des barbares. 

    Dans Réflexions sur la barbarie, Simone Weil  écrit :"Bien des gens aujourd'hui, émus par les horreurs de toute espèce que notre époque apporte avec une profusion accablante pour les tempéraments un peu sensibles, croient que, par l'effet d'une trop grande puissance technique, ou d'une espèce de décadence morale, ou pour toute autre cause, nous entrons dans une période de plus grande barbarie que les siècles traversés par l'humanité au cours de son histoire. Il n'en est rien. Il suffit pour s'en convaincre, d'ouvrir n'importe quel texte antique, la Bible, Homère, César Plutarque". 

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    Ce tag est particulièrement frappant. Il nous rappelle plusieurs choses. La première est la dimension géopolitique de la question sociale qui nous est posée. Sur ce point, revoir ou voir le documentaire de Manon Loizeau États-Unis : à la conquête de l'Est (vous y trouverez des similitudes et des différences avec ce que nous pensons être un mouvement uniquement franco-français). Nous pourrions nous questionner sur le nouveau embargo sur l'Iran et ses suites... Nous pourrions également soulever la question suivante : qui profiterait le plus du démantèlement du marché européen ? Autant de questions indirectes, invisibles et pourtant bien palpables. 

    La seconde chose que nous rappelle ce tag, c'est tout le travail psychologique à l'oeuvre dans une foule. Une somme d'individus, c'est une somme de multiples expériences et de discours. L'échauffement des esprits ne signifie pas qu'il n'y ait aucune pensée derrière. Relire absolument la Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Il y écrit "Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent, au premier abord, déterminés par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude attentive de ces événements découvre le plus souvent, comme cause réelle, derrière leurs causes apparentes, une modification profonde dans les idées des peuples."

    D'où vient la modification profonde, si ce n'est ici de l'usage du tout technologie, de la mutation permanente de notre être, de notre subjectivité ? De là résulte la confrontation permanente entre une identité profonde et des désirs furtifs renouvelés... mais comme le souligne Zygmunt Bauman dans ce Présent liquide impossible de se construire sans s'auto-détruire en permanence. "La modernité liquide ne se fixe aucun objectif et ne trace aucune ligne d’arrivée ; plus précisément, elle n’attribue la qualité de la permanence qu’à l’état d’éphémère. Le temps s’écoule, il n’avance plus". Il n'y voyait pas de solution. Nous devons voir au-delà de ses craintes. Nous devons aller plus loin et retrouver le fil du temps, de la durée de notre humanité.

    Le(s) mouvement(s) des Gilets Jaunes nous mettent face à notre propre contradiction :  nous devons avancer mais nous sommes englués dans nos biais cognitifs répétés (conditionnés à nos habitudes dirait Bergson). Avancer signifie aujourd'hui opérer un changement de nos infrastructures économiques, sociales, collaboratives, ordonnatrices, etc. Mais cela ne doit pas rimer avec l'établissement définitif du totalitarisme (ou une réduction de la démocratie). C'est avant tout de démocratie dont l'humanité a besoin.

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    Le cri collectif est celui-là. Pour vivre nous avons besoin de plus de démocratie, de plus de représentations, d'échanges, de participations. La démocratie doit évoluer, prendre un nouveau visage. Poursuivons le fil sur lequel notre compréhension humaine est structurée. Culturellement nous n'avons pas encore opéré un changement de perspective(s). Ce n'est pas parce que l'état est encore une figure hiérarchique et autoritaire qu'elle ne peut pas se métamorphoser en une figure coopérative.

    C'est dans un effort commun, que nous pourrons lancer les bases d'une démocratie représentative. Dans le rang des Gilets Jaunes on voit apparaître des slogans en faveur du RIC (référendum d'initiative citoyenne). C'est une étape. 

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    Une étape qui doit nous mener vers une démocratie que je qualifie de liquide. Une démocratie dans laquelle les lignes hiérarchiques sont remplacées par des lignes égalitaires. Où le consentement éclairé doit prendre la place de la soumission (ou du marketing de la permission). Tant que nous prendrons pas le temps d'établir ce nouveau mode de fonctionnement, tant que nous restons soumis à l'ordre hiérarchique (tant confortable à certaines de nos habitudes), nous ne pourrons rendre à l'humain sa place réelle dans l'écosystème de l'humanité. Nous resterons au bord du chemin. Ne l'oublions pas, au milieu de tous les discours médiatiques faussement contradictoires entre experts (hors sol soit hors des réalités - voir le fantastique travail de l'ACRIMED sur ce sujet) : la première violence est celle économique.

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  • Le corps situé en réponse à Pascal Engel

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    Une fois n'est pas coutume, je vais répondre "à chaud" à un article... Pas n'importe lequel, celui de Pascal Engel paru sur le site de Libération le 6 novembre à 16h41, intitulé "le fantôme d'une philosophe". 

    Où étais-je donc à cette heure, ce jour ? Sans doute au coeur d'une salle de classe pour narrer une problématique bien particulière à des étudiants médusés : "qu'est-ce que la violence ?"

    En faisant des recherches, il n'est pas difficile de tomber sur la définition donnée par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de la violence. Elle se définit comme "l'utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d'entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès". Là, il n'est fait mention que de "force physique". 

    Poursuivons, selon l’Article 1112 du Code civil : « Il y a violence, lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent ».

    Ici dans ce qui constitue "notre" Code Civil (soit le ciment de notre société), il est bien mentionné "qu'il y a violence lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable"

    Pourquoi faire un si un grand détour avant de considérer votre texte en lui-même ? Sans doute parce que je suis pour la "pensée située". Une pensée située ne se résume pas à une géographie ou une cartographie dessinable et/ou dessinante. Elle part d'un corps (mince celui-ci est rattaché à un sexe, mais en même temps bien que de sexe féminin, je peux me considérer comme un homme, mince encore, nous pouvons parler d'identité glissante - certains parlent encore de "genre" - mais c'est dépassé tout cela - notamment avec les progrès technologiques).

    Donc à loisir j'écris, je pense à partir de ce corps qui peut être un tremplin mais aussi et  souvent un empêchement (la contrainte de la fatigue, par exemple). Mon écriture est située dans mon rapport au monde (Merleau-Ponty). Elle est même prise dans ses habitudes (Bergson).

    Le point aveugle, dont parle si bien Merleau-Ponty, ne serait-il pas justement le corps, ou encore plus précisément, le sexe des philosophes ? Ne répétons-nous pas à loisir que Simone de Beauvoir est arrivée seconde à l'agrégation de philosophie derrière Jean-Paul Sartre ? Pourquoi donc cette précision ? Ne serait-ce pas parce qu'il s'agit d'une femme ?

    Revenons à la notion de violence. Selon Aristote, il y a violence quand on contrarie la force naturelle d’une chose. Si donc nous admettons qu’il est naturel à l’humain de se déterminer lui-même, il y a violence dès qu’on use de contrainte sur autrui pour infléchir sa volonté. Voyez-vous où je veux en venir ?

    Non ? Je vais vous aider en vous citant "j’étais heureux de retourner à Cambridge. J’aurais aimé loger à Trinity, mais on ne m’avait trouvé de chambre qu’à Girton College, le premier collège, en 1871, à avoir accueilli des femmes". En théorie de la communication, nous dirions que vous plantez ainsi le décor de votre crédibilité. Je traduis : "je suis un homme" " je suis invité à Cambridge" (soit pas n'importe où) "je suis donc important", et en plus je vais vous parler "histoire des femmes"... Cependant ici je vous remémore Samuel Beckett "tout langage est écart de langage"... La crédibilité dans la communication est parfaitement réversible. N'oubliez pas la rétroaction de Norbert Wiener (dont l'enjeu consiste à justement piloter les esprits). 

    Vous dites "Ma chambre était un peu vétuste, mais confortable. Vers minuit, les boiseries se mirent à craquer, et j’entendis des pas. Or j’étais ce soir-là, censément, le seul hôte". Là cela me remémore les contes fantastiques de Théophile Gautier, où un petit grincement nous fait entrer dans un décor où le fantastique vient rencontrer le réel du lecteur. 

    Vous écrivez : "une forme blanchâtre se profila. Une dame très digne, imposante, parut. «Je suis Susan Stebbing, dit-elle. Je suis morte en 1943. J’ai fait mes études dans ce collège.» Auriez-vous ici l'amabilité de me dire ce que signifie pour vous "une dame très digne, imposante" ? Voulez-vous parler du physique de Susan Stebbing ? L'auriez-vous fait pour le fantôme de Charles Sanders Peirce ? Faisons une traduction "un homme très digne, imposant, avec sa grande barbe"....

    Vous êtes-vous demandé, un seul instant, pourquoi avoir eu besoin de faire parler le fantôme d'une philosophe en lieu et place de votre argumentation personnelle ? 

    Enfin vous dites "Contrôlant mon effroi face à ce visage qui portait des ans l’irréparable outrage, je posai une question stupide : «Mais pourquoi revenir ?» - «Je serais mieux dans ma tombe, en effet, mais tant qu’on ne m’aura pas rendu justice, je serai là.» 

    N'est-ce pas l'inverse, êtes-vous sûr de contrôler votre "effroi" ? La tournure théâtrale de votre phrase, laisse à entendre que vous n'êtes pas sûr de vous sur ce point. Qui le serait face à un fantôme ? Mais ne s'agit-il pas davantage de l'effroi d'un philosophe face à une tribune de femmes philosophes ? Face à des femmes qui rappellent que le "langage" (le logos) est essentiellement dominé par les hommes depuis la nuit des temps. Nul besoin de relire l'histoire de la philosophie pour le comprendre. Partons de Platon, Aristote... et jouons à mots cachés, couverts, dressons ensemble des arbres de vérité pour nous amuser de la logique située de la philosophie. Relisez Marija Gimbutas juste pour le plaisir !  

    Combien de femmes étudiées tout au long de mon cursus ? Aucune ! Paradoxalement j'ai eu les plus grandes professeures de philosophie devant moi pendant des années ! Dans leurs notices bibliographiques, elles ne mentionnaient même pas leurs propres ouvrages. En avaient-elles conscience ? Je ne pense pas.

    "Avoir conscience" signifie justement avoir la possibilité d'un regard épistémique. Nous avons donc bien besoin du temps (dans sa durée et non son instantanéité) et de l'histoire pour, dans l'épaisseur du monde, réapprendre à nous situer. À bien y regarder, je me remémore le fait qu'aucune d'elles ne se définissaient publiquement comme "philosophe" mais bien comme "historienne de la philosophie".  

    Vous allez me dire quel lien avec la violence ? N'est-ce pas là la plus grande violence que ne de pas être capable de questionner ce point aveugle de la philosophie ? Pour vous poser cette question, nul besoin de faire appel au fantôme du grand logicien Jean Largeaut. L'effacement est une violence. 

    D'où s'origine la violence ? Dans un instinct d’agressivité d’essence animale (selon Konrad Lorenz), dans des conflits d’intérêts économiques (selon Marx), dans l’extériorisation d’une pulsion de mort (selon Freud). De fait, la violence oblige à une double réflexion à la fois politique & philosophique.

    Mais je m'écarte de vos propos, vous citez ensuite les mots de Susan Stebbing «Mais comment peut-on penser "en tant qu’homme" ou, en la circonstance, en tant que femme ? Jamais, de toute ma vie, je n’ai écrit en tant que femme. J’ai fait de la logique, discipline certes pratiquée avant moi presque exclusivement par des hommes, mais jamais il ne me serait venu à l’esprit que je devrais penser ou raisonner en tant que femme, pas plus que si j’étais venue d’un milieu ouvrier ou paysan, je ne me serais sentie tenue de penser comme ouvrière ou paysanne. C’est non seulement confondre la nature de la pensée avec les origines des personnes qui la pratiquent, une forme de sophisme génétique, mais c’est aussi confondre l’intellectuel et le social : si l’on m’a refusé un poste à Cambridge, c’est sans doute une injustice envers mon sexe, peut-être une injustice sociale, et même une faute morale, mais cela n’est pas une injustice épistémique. " 

    Comme dit, plus haut, pour être capable de dire qu'il ne s'agit pas d'une "injustice épistémique", il faut se situer dans la même temporalité que Susan Stebbing. Mais au regard de notre époque, nous pouvons mesurer ce qu'elle a enduré comme critiques ou comme choix philosophiques imposés. Une femme rappelons-le, à l'époque ne doit pas parler de la polis (de la cité - soit de la politique), elle doit s'efforcer à l'exercice de l'abstraction soit la logique. S'abstraire, n'est-ce pas s'effacer ? N'est-ce pas là, sans doute, se retirer d'une pensée située ? Notons que la philosophe Edith Stein a choisi de faire l'inverse d'où sa souffrance... 

    Pour conclure votre article, vous citez un passage de Thinking to Some Purpose (1939). "La tolérance n’est pas l’indifférence, et elle est incompatible avec l’ignorance. Je suis raisonnablement parvenue à mes conclusions pour autant que j’aie été capable d’échapper à mes préjugés, d’admettre les effets déformants des vôtres, de rassembler les preuves pertinentes et de les peser en accord avec les principes logiques".

    Je citerai un autre passage dans sa version originale : "My ignorance made me unfree. To feel thus unfree is not pleasant. Out of this feeling may arise the temptation to give up thinking about the problem or to delude oneself into the belief that it is settled as soon as we can talk about the problem in terms of vague and unidentified abstractions…He alone is capable of being tolerant whose conclusions have been thought out and are recognized to be inconsistent with the beliefs of other persons."

    Croyez-vous donc que le problème soit réglé ?

     

  • La discorde

    La Discorde pleure en ce jour de mars, la jeunesse traînée par delà les trottoirs hésite à se satisfaire de ce Koh-Lanta moderne. "Quoi de l'art contemporain ?" "Quoi un musée ?" Non je plaisante, cette jeunesse a de l'énergie, des nouveaux modes de langage, des idées rapides. La jeunesse fuse et cherche ses nouveaux rêves. Existe-t-il un lieu où elle pourrait les affirmer ? 

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    La Discorde semble le thème idéal à interroger. Cependant c'est la "relation" qui est en question dans ce "workshop images" du jour. 

    La Discorde, au Palais de Tokyo, rencontre la fille de nuit. C'est une belle relation. Le jour serait-il en désaccord avec la nuit ? La fille de nuit s'envole comme la chouette de Hegel.  Au total, sept artistes proposent leurs visions du monde : Neïl Beloufa, le duo Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, Georges Henry Longly, Massinissa Selmani, Marianne Mispelaëre et Anita Molinero.

    La discorde c'est le désaccord, comment ces artistes ont-ils montré leurs désaccords avec notre époque ? Drôle de dialogue entre le présent et un futur incertain. Faut-il tout laisser fuir ? Et ces mots de Voltaire qui reviennent sans cesse "la discorde est le plus grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède".

    Tout commence ici, dans le hall. L’œuvre in-situ d’Anita Molinero, déployée dans les airs, se compose d’une grande sculpture en polystyrène brûlé, voire fondu, « sorte de planète fossilisée ou de vaisseau spatiale à la technologie incertaine » autour de laquelle tournoient tel des satellites des carénages de moto fondus. Et si le décor avait fondu, que resterait-il ? 

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    Après il faut se faufiler au choix, dans les salles en haut ou celles du bas. Je choisis le bas... Descendre est un acte important du corps humain. Nous partons à la découverte de Daimyōs , le corps analogue – George Henry Longly. 

    Le Palais de Tokyo, en partenariat avec le Musée des Arts Asiatiques Guimet, présente une exposition autour des œuvres de l’artiste George Henry Longly, la première personnelle dans un musée en France. 

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    Conçue comme « une expérience troublante et mouvante », celle-ci met en son centre une collection d’armures japonaises et joue sur la lumière pour modifier nos perceptions. Nos défaisons à loisir les maillons des chaînes qui nous enferment. Les sons sont des volutes d'espace. 

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    "Ce qui coule n’a pas de fin" de Massinissa Selmani

    Le lauréat 2016 du prix Sam pour l’art contemporain présente un travail troublant d’expérimentation autour du dessin, « mêlant une approche documentaire à des constructions fictionnelles ». Son point de départ ? « L’histoire commune entre l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie et la France » à travers les voyages de Louise Michel, déportée sur l’archipel après la Commune de Paris. Une manière élégante de raconter l’histoire politique et sociale de cette époque. Un dessin en mouvement, des carnets avec des calques de perspectives. Que regardons-nous ? Le présent, le passé, le futur de la discorde ?

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    "on vit qu'il n'y avait plus rien à voir" de Marianne Mispelaëre rend visible l'invisible. renverse notre regard et ses habitudes. Et si un monde s'écrivait avec les nuages ? L’artiste s’est penchée pour cette exposition sur les « monuments fantômes qui peuplent, par leur absence, le paysage ». Sa thématique de prédilection ? « Le rôle du lisible et de l’invisible dans nos sociétés ».

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    L’un et l’autre – Kader Attia et Jean-Jacques Lebel dérangent. Ils jettent le trouble. 

    L’exposition proposée par les deux artistes s’est construite sur un long échange et s’intéresse à « la passion commune de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel pour de nombreux objets collectés à travers le monde ». Des objets « sacrés ou profanes » en provenance de différentes cultures, mais toujours en lien avec la thématique de la guerre.

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    Un peu plus loin une étrange respiration se dessine. Elle opère à partir de l'installation de Daiga Grantina. Les flux circulent dans ce corps hybride étrange de toute odeur, juste des matières molles qui se jouent des espaces ou des liquides.

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    Il faut prendre le temps de la poésie avant de regagner l'étage et de vivre les émotions violentes de notre époque dans la partie intitulée "l’ennemi de mon ennemi" de Neïl Beloufa. 

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    L’exposition proposée par l’artiste franco-algérien interroge sur « les représentations du pouvoir et la place ambiguë de l’artiste dans la multiplicité des discours contemporains ». 

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    Un rassemblement d’objets, de documents, d’artefacts ou encore d’images qui se veut représentatif de la manière chaotique dont s’écrit l’histoire à l’ère de la mondialisation. C'est une sorte d'agonie. Allons-nous tous devenir amnésiques de nos données numériques, de nos contradictions en images sur les réseaux sociaux ?

    Questionner les images semblent la seule recommandation viable dans un monde surchargé, bombardé d'images sans sens, en tous sens, partagées, repartagées... Hygiène mentale d'urgence. 

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    Face à ce tourbillon, cette ivresse, cette perte de sens, cette surcharge émotionnelle, tournons-nous vers les fragments de Héraclite : "ce qui est taillé en sens contraire s'assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie, et c'est la discorde qui produit toutes les choses".